Le quotient familial divise

Publié le samedi  11 février 2012
Mis à jour le mercredi  7 mars 2012
par  Faugeron Daniel
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La tribune de Christiane Marty, membre du Conseil scientifique d’Attac et coauteure du livre Un impôt juste pour une société juste, parue le 6 février dans L’Humanité, puis l’état du débat autour de cette question.

Où l’on verra que la question est bien plus complexe qu’il n’y parait.

Le quotient familial, un privilège de classe bien plus qu’une aide aux familles, par Christiane Marty

Un débat sur le bien fondé du quotient familial s’est engagé dernièrement sur la scène politique. Défendu à droite, critiqué à gauche, le quotient familial… divise. Rappelons que ce terme désigne le dispositif qui prend en compte les enfants dans le calcul de l’impôt sur le revenu. Il procure aux ménages une réduction d’impôt qui augmente — assez logiquement — avec le nombre d’enfants mais surtout — ce qui est problématique — avec le revenu. L’avantage fiscal est en effet très fortement concentré au bénéfice des ménages disposant des revenus les plus élevés : les 10% de foyers avec les plus hauts revenus se partagent 46% du total de la réduction d’impôt liée au quotient familial (soit 6,4 milliards d’euros en 2009) tandis que les 50% les plus pauvres se partagent seulement 10% de la somme (c’est-à-dire moins de 1,4 milliard).

Il existe bien un plafonnement de la réduction d’impôt par enfant, introduit en 1982 par la gauche. Mais d’une part, il est fixé à un niveau très élevé et ne concerne que très peu de contribuables, environ 2% d’entre eux. D’autre part, il ne modifie en rien la très inégale répartition de l’avantage fiscal sous le plafond : la réduction moyenne d’impôt par enfant approche de 300 euros par mois pour un enfant dont les parents appartiennent au groupe du 1 % des revenus les plus élevés, alors qu’elle se situe à 35 euros pour les ménages aux revenus médians, et à seulement 3 euros pour les ménages du premier décile, c’est-à-dire les 10 % de revenus les plus bas (ces chiffres traduisent le fait que près de la moitié des foyers n’est pas imposable et ne bénéficie pas de ce dispositif). Il est donc illusoire de penser remédier à l’injustice du système en abaissant le niveau du plafond : le nouveau seuil proposé par François Hollande fera simplement que 5% (au plus) des familles les plus riches, au lieu de 2% actuellement, verront leur réduction d’impôt plafonnée (à un niveau restant toutefois disproportionnellement fort par rapport à ce que « rapporte » fiscalement un enfant de foyers modestes). Proposer en parallèle une augmentation de l’allocation de rentrée scolaire s’apparente à une mesure de rapiéçage, très insuffisante, et signifie surtout renoncer à corriger l’inégalité fondamentale de ce dispositif.

Le quotient familial a pourtant des partisans. Ceux-ci le défendent au nom d’une conception de l’équité définie de la manière suivante : les familles avec enfants devraient avoir le même niveau de vie que les personnes sans enfant qui ont les mêmes revenus primaires (c’est-à-dire avant impôts), et ceci quel que soit le niveau de revenu. Pour prendre un exemple, un couple de cadres qui élève trois enfants devrait avoir le même niveau de vie qu’un couple de cadres de même revenu mais sans enfant. C’est tout à fait discutable. Passons sur le fait que la notion de niveau de vie est une affaire de convention qui n’a pas de fondement théorique et donne lieu à des évaluations discordantes. En ce qui concerne le coût des enfants, il n’est pas contestable que les familles riches dépensent plus pour élever un enfant que les familles modestes : qualité des vêtements, de la nourriture, du logement, loisirs, vacances, etc. Viser à assurer aux couples de cadres le même niveau de vie qu’ils aient ou non des enfants, signifie que la collectivité devra financer plus fortement leurs enfants que ceux des familles modestes. On aboutit ainsi à justifier le fait que des foyers modestes avec ou sans enfants contribuent à une prise en charge « de luxe » des enfants des classes aisées, qui n’ont assurément aucun besoin de cette aide !

C’est une étrange conception de l’équité que celle qui prétend expliquer pourquoi une prestation doit être plus importante pour les enfants de familles aisées afin de leur garantir un niveau de vie plus élevé. Cette conception ne fait que théoriser un privilège de classe. On lui préfère une équité qui cible les enfants et qui vise à procurer à chacun d’eux un niveau de vie convenable quel que soit le revenu des parents. Cette option, conforme au principe universaliste, se traduit par une réforme assez simple si on se limite au quotient familial : il doit être supprimé et remplacé, à enveloppe constante, par un forfait égal pour chaque enfant. Mais on peut aussi projeter de remplacer de la même manière l’ensemble des prestations familiales par une allocation unique par enfant, des modulations en fonction de l’âge étant envisageables.

Les partisans du quotient familial soutiennent aussi qu’y toucher mettrait à mal la natalité française. C’est confondre quotient familial et politique familiale. Il n’est pas question ici de réduire le montant global des dépenses publiques consacrées à la famille mais simplement de le redistribuer autrement. Mais surtout, si le taux de fécondité est élevé (il atteint 2) en France, c’est lié avec la disponibilité de modes de garde pour les enfants. Bien qu’insuffisante - de nombreuses femmes renoncent à un emploi ou optent pour un temps partiel, faute de solutions - elle est néanmoins bien plus importante que dans d’autres pays. En Allemagne, près de 70 % des enfants de moins de trois ans sont gardés par leur mère : les femmes doivent choisir entre avoir un enfant ou avoir un emploi, elles choisissent l’emploi et le taux de fécondité est de 1,36…

La question du quotient familial relève avant tout d’un choix politique. Au delà, sa remise à plat doit prendre place dans une réforme concernant plus globalement l’ensemble de la fiscalité.

Christiane Marty, coauteure du livre Un impôt juste pour une société juste, Editions Syllepse, 2011, 144 pages, 7 euros.


Pour celles et ceux que la question intéresse, Christiane Marty a rédigé une contribution beaucoup plus fournie que la tribune ci-dessus et que vous pouvez télécharger :
Le quotient familial, un coûteux privilège de classe, par Christiane Marty

Cette contribution de Christiane Marty a fait l’objet d’une réponse d’Henri Sterdyniak, un des économistes atterrés, qui défend le quotient familial et que Jean Gadrey fait apparaître sur son blog :

JPEG - 51.5 ko Le texte de Christiane Marty sur mon blog a fait l’objet d’une réponse d’Henri Sterdyniak, que vous connaissez sans doute, entre autres comme l’un des quatre mousquetaires qui ont lancé le “manifeste des économistes atterrés”. C’est un économiste résolument anti-libéral, et un avocat de l’égalité. Et c’est au nom même de l’égalité qu’il défend le quotient familial, considéré comme foncièrement inégalitaire par Christiane Marty, par Denis Clerc, par Louis Maurin, et par beaucoup d’autres, dont moi.

C’est bien pour cela que cette controverse argumentée (par moments polémique, on ne se refait pas) est passionnante : elle met en question diverses conceptions de l’égalité et elle les confronte. Henri Sterdyniak m’a autorisé à reproduire son texte comme billet invité sur ce blog. Je suppose qu’il y aura des réponses. Je m’y mettrai peut-être, car mon désaccord est grand, mais d’autres sont plus compétents.

Et maintenant, place à la défense (du QF), sous la plume d’Henri Sterdyniak, qui s’est déjà exprimé dans des textes plus longs, par exemple récemment sur le “blog de campagne” de l’OFCE : Pour défendre le quotient familial.
Jean Gadrey

Réponse à Christiane Marty : le quotient familial, une juste prise en compte du niveau de vie des familles

Henri Sterdyniak

1) La France pratique le système du quotient familial. Chaque famille se voit attribuer un nombre de parts fiscales, P, correspondant à sa composition ; ces parts correspondent grosso modo à son nombre d’unités de consommation (UC), telles que l’OCDE et l’INSEE les évaluent ; la société considère que chaque membre de la famille a un niveau de vie équivalent à celui d’un célibataire de revenu R/P ; la famille est donc taxée comme P célibataires de revenu R/P. Le degré de redistribution assuré par le système fiscal est déterminé par le barème, qui définit la progressivité du système fiscal ; celle-ci est la même pour toutes les catégories de ménages. Ainsi, le quotient familial (QF) est-il une composante logique et nécessaire de l’impôt progressif. Le quotient familial ne fournit ni aide, ni privilège, ni avantage spécifique aux familles ; il garantit seulement que l’impôt est équitablement réparti entre des familles de taille différente. Deux ménages de même niveau de vie supportent le même taux d’imposition. Le QF n’est pas une aide arbitraire aux familles, qui augmenterait avec le revenu, ce qui serait évidemment scandaleux.

2) Les familles pauvres ne paient pas d’IR. Je ne vois pas comment elles pourraient être les victimes du QF. L’IR ne peut pas aider les familles pauvres plus qu’en ne leur faisant pas payer d’impôt. Il est absurde de prétendre que les familles pauvres paient pour l’IR des familles riches. Par contre, les familles pauvres paient de la TVA et de la CSG. Pourquoi critiquer l’IR et pas la TVA et la CSG ?

3) Imaginez que l’on supprime l’IR, en tant qu’impôt progressif, que l’on remplace par un impôt uniforme au taux de 6 %. Les propriétés anti-redistributives du QF que dénonce Christiane Marty, disparaitrait, mais les familles pauvres paieraient plus et les familles riches beaucoup moins. Les familles bénéficient de la progressivité de l’IR (avec QF) puisqu’en moyenne elles sont plus pauvres que les couples et les célibataires ; ce sont les plus pauvres, non imposables, qui en bénéficient le plus.

4) Bien sûr, je ne prône pas l’équité horizontale familiale (que les prestations familiales compensent le coût de l’enfant pour toutes les familles). Je dis clairement que la politique familiale doit faire un arbitrage entre plusieurs logiques, dont l’une est l’équité horizontale, une autre le revenu minimum pour les enfants des familles les plus pauvres, une autre l’équité fiscale. On ne peut pas opposer ces logiques ; elles doivent être combinées. C’est le cas dans le système français. Les prestations sous conditions de ressources (RSA, complément familial, allocation-logement, ARS) doivent assurer un niveau de vie satisfaisant aux familles les plus pauvres. Les prestations universelles doivent compenser, en partie, le coût de l’enfant pour les autres. La fiscalité ne peut pas aider les familles pauvres plus qu’en ne les imposant pas. Elle doit être équitable pour les autres. Il est absurde de reprocher au quotient familial de ne pas bénéficier aux familles les plus pauvres : celles-ci bénéficient à plein de leur non-imposition et les prestations sous conditions de ressources aident ceux qui ne sont pas imposables.

5) Christiane Marty est-elle opposée au fait que les prestations retraites ne soient pas les mêmes pour tous, mais dépendent en partie des cotisations versées ? Les prestations sociales doivent obéir à ces trois même logiques : certaines sont universelles, d’autres d’assurances sociales et d’autres d’assistance (ne bénéficiant qu’au plus pauvres). On ne peut les opposer sans affaiblir le modèle français de protection sociale.

6) Le QF est une particularité française…comme l’ISF. Devons-nous y renoncer ?

7) Considérons Martine, une femme seule avec 2 enfants qui gagne 3000 euros par mois. Doit-elle payer le même impôt que Catherine, sa collègue, sans enfant, qui touche les mêmes 3000 euros. Ces deux personnes ont-elles les mêmes capacités contributives ? Est-il normal que Catherine puisse habiter à coté de son travail, mais que Martine, compte-tenu de son niveau de ressources, doive habiter en banlieue, de sorte que les heures de transport s’ajoutent à ces heures de travail et s’imputent sur les heures qu’elle peut consacrer à ses enfants ?

8 ) Le QF ne se justifie pas au nom de l’équité horizontale familiale ; ce n’est pas une aide aux familles qui augmenterait avec le revenu. C’est simplement l’application du principe républicain : “Chacun doit être imposé selon ses capacités contributives”. Le QF ne rapporte rien aux familles. Ce n’est pas une prestation, contrairement à ce que Christiane Marty écrit. Tout son article repose sur une base fausse : l’assimilation du QF à une prestation alors que ce n’est qu’une modalité équitable de calcul de l’impôt.

9) Christiane Marty remet en cause la notion d’échelle d’équivalence. Le point est de savoir jusqu’où ? Est-il anormal d’utiliser le QF pour évaluer les droits des familles aux prestations ?
Trouve-t-elle scandaleux qu’une famille avec 2 enfants ait droit à 2,1 fois le RSA d’une personne seule ? C’est pourtant basé sur l’échelle d’équivalence. Là aussi, ce sont des sommes importantes qui sont distribuées sur la base d’une “mesure essentiellement conventionnelle”, comme elle l’écrit . Et l’allocation logement ? Et les bourses ?
Imaginons une société composée de couples sans enfants et de familles avec deux enfants. Nous voulons que la société soit le plus égalitaire possible. Faut-il donner 100 aux couples et aux familles ou faut-il donner 80 aux couples et 120 aux familles ? La notion d’échelle d’équivalence est indispensable.

10) Christiane Marty écrit froidement : « un enfant de famille riche rapporte plus qu’un enfant de famille pauvre » sans tenir compte du coût des enfants, comme si avoir des enfants était une sorte de niche fiscale, comme investir dans les DOM-TOM ou dans du Périssol. Bizarre que les officines de défiscalisation ne proposent pas aux plus grands 3 ou 4 orphelins à adopter. En réalité, sauf pour les familles les plus pauvres au RSA, la présence d’enfants se traduit toujours par une perte de niveau de vie, et d’autant plus que la famille a des enfants.

11) Christiane Marty propose que « la fiscalité s’en tienne à considérer les revenus d’une personne pour définir sa capacité à contribuer ». La présence des enfants ne serait plus prise en compte comme si leur coût était nul. Puis elle ajoute : « Les charge liées à la famille doivent être pris en compte par une politique familiale, déconnectée de la fiscalité ».
Certes, on pourrait supprimer le QF et considérer que le couple Dupont (4000 euros de salaires) et la famille Martin (4000 euros de salaires et 3 enfants) ont les mêmes capacités contributives, mais à condition les prestations familiales couvent bien les charges liées aux enfants.
Sachant que le revenu médian en France par unité de consommation est, en 2011, de l’ordre de 1686 euros par mois, qu’un enfant représente en moyenne 0,35 UC, il faudrait que les prestations par enfant soit de 590 euros par mois (et pas de 96 euros par enfants comme aujourd’hui pour 3 enfants ou de 63 euros par enfants pour deux enfants pu de 0 pour les familles à 1 enfant). Les 190 euros que proposent Piketty sont encore loin du compte.
A 0, 63 ou 96 euros de prestations par mois, les parents supportent le coût des enfants et cela réduit fortement leurs capacités contributives. Donc, quand Christiane Marty aura fait passer les prestations familiales au niveau adéquat, oui, nous serons d’accord avec elle pour supprimer le QF. En attendant…

10) Les parents ont en France l’obligation d’assurer à leurs enfants le même niveau de vie qu’à eux-mêmes. On peut certes décider que ce n’est plus le cas, supprimer l’obligation alimentaire ou les pensions alimentaires en cas de divorce. Et dans ce cas, on pourra supprimer le QF. Mais les enfants (et les mères) sont plus protégés dans le système actuel, basé sur cette obligation, que dans le système préconisé par Christiane Marty où la fiscalité ne reconnaitrait pas les familles et “s’en tiendrait à considérer les revenus d’une personne”.

11) Je n’ai jamais prétendu que le QF était le socle de la politique familiale ou qu’il était essentiel pour la natalité. Simplement, la politique familiale française est un succès parce qu’elle est multiple : le RSA, les crèches, la maternelles, les AF, le QF, la gratuité de l’éducation et de la santé. Mettre en cause le QF pour l’IR amènera à mettre en cause le QF pour les prestations…

12) Ce qui est atterrant dans le texte de Christiane Marty, c’est que la politique familiale n’est abordée que sous l’angle : “mettre en cause le QF”. Elle ne dit rien sur le bas niveau des allocations familiales, sur le fait que le RSA ne permet pas de sortir de la pauvreté les familles avec enfants, sur le fait que le RSA et les autres prestations familiales ne sont pas indexés sur les salaires de sorte qu’elles diminuent en pouvoir d’achat, sur le fait que le taux de pauvreté des enfants est plus grand que celui des adultes, que leur niveau de vie est en moyenne plus faible. De sorte que l’exigence devrait être d’une forte revalorisation des prestations familiales. Bizarre, non ?

13) Et si je peux défendre le QF, c’est que je suis un économiste communiste partisan de la plus grande égalité possible des revenus, ce qui passe, en particulier, par des prestations familiales fortes et par un impôt fortement progressif, dont le QF est une composante logique.


Toujours sur le même blog, Jean Gadrey fait apparaître la réponse de Denis Clerc, économiste et fondateur d’Alternatives économiques :

(Introduction par Jean Gadrey) : je m’en doutais un peu, et je l’espérais. Voici une réponse aux arguments de Sterdyniak, faisant suite eux-mêmes au billet de Christiane Marty. Manifestement, si j’en crois les premiers commentateurs/trices, cela intéresse vraiment. L’égalité reste, malgré tout ce qu’elle a subi, une « passion française », sans chauvinisme aucun car c’est aussi une passion planétaire. Christiane Marty a répondu aujourd’hui à un commentaire interrogatif, à la suite de son billet. C’est un plaisir pour moi de jouer l’hôte de tels invités.

Jean Gadrey

Pour l’égalité des chances de tous les enfants, par Denis Clerc

En matière de politique familiale, nous dit en substance Henri Sterdyniak, faut pas tout mélanger. L’équité horizontale vise à faire en sorte que, à égalité de revenu avant impôts, les familles avec enfants ne soient pas défavorisées par rapport aux couples sans enfant. Rien à voir avec la redistribution verticale, qui vise à réduire les écarts de niveaux de vie en ponctionnant les revenus des riches et en complétant le revenu des pauvres. Ne confondons pas un instrument destiné à neutraliser le coût de l’enfant – équité horizontale - avec d’autres visant à réduire les écarts de niveau de vie entre ménages.

Le raisonnement a l’apparence de la rationalité, mais l’apparence seulement. Car le quotient familial est un bien mauvais instrument pour instaurer une équité horizontale. Il est d’abord très mal calibré. Un couple avec trois enfants bénéficie d’un quotient de 4, alors que, d’après les enquêtes de consommation, cette famille, pour bénéficier du même niveau de vie qu’un(e) célibataire, n’est amenée à dépenser que 2,4 à 3 fois plus que ce(tte) dernier(e). Affaire de convention, dira-t-on. Pas du tout : compte tenu de la progressivité de l’impôt sur le revenu, diviser les revenus imposables du premier ménage par 4 ou par 2,4 donnera un revenu par part bien différent, donc un impôt final bien moindre dans le premier cas que dans le second.

Ainsi, la famille Martin, avec ses trois enfants et son revenu imposable de 100 000 €, paye 3 000 à 6 000 € d’impôts de moins (selon l’âge des enfants) que ce qu’elle aurait du payer si l’on avait voulu seulement neutraliser les dépenses induites par les enfants. Si la même famille avait eu un revenu imposable double, son économie d’impôts aurait également doublé. L’actuel quotient familial va donc plus loin que ce que l’équité horizontale impliquerait. Pour dire les choses autrement : derrière l’équité horizontale, il y a de la redistribution. Mais une redistribution à rebours. Car, outre le fait que le quotient familial est surdimensionné, il ne concerne que les ménages dont le revenu est supérieur au revenu imposable : en gros 40 % des enfants y échappent, tous situés dans le bas de la distribution. Pour leurs familles, pas d’équité horizontale du tout : chaque enfant supplémentaire implique une baisse de niveau de vie compensée par rien du tout.

Par rien du tout ? Et les prestations familiales, elles comptent pour du beurre, me répondrez-vous ? Certes, mais cette redistribution n’est ni vraiment horizontale, ni vraiment verticale. Pas vraiment horizontale, puisqu’il faut avoir au moins deux enfants pour en bénéficier : les enfants uniques ont beau réduire le niveau de vie de leurs parents quand ils arrivent, ils n’ont droit à rien. Et pas vraiment verticale, puisque les allocations familiales sont identiques pour tout le monde. Certes, les prestations sous condition de ressources – allocation de rentrée scolaire, prime à la naissance, prestations logement, etc. – sont clairement redistributives. Mais l’ensemble des prestations d’accueil du jeune enfant sont clairement contre-redistributives : la garde à domicile est bien plus subventionnée que la garde par une assistante maternelle, alors qu’elle est utilisée quasi exclusivement par les familles les plus aisées.

Bref, la politique familiale a un côté chauve-souris qui permet de nourrir toutes les justifications. Les familles aisées sont plus aidées que les autres ? On vous sort la carte « équité horizontale ». Et si l’on trouve cela anormal, on vous sort la redistribution verticale : les prestations sous condition de ressources. Ces deux mécanismes permettent d’en masquer un troisième, celui du trou noir, qui relève de la contre-redistribution et de l’inéquité horizontale : l’enfant unique, le rattachement fiscal de l’enfant majeur même lorsqu’il travaille (puisqu’il fait baisser le revenu par part), les modalités de calcul du quotient familial, tous ces « petits » détails « techniques » qui font de la politique familiale un grand n’importe quoi, dont la complexité évite d’avoir à aborder les sujets qui fâchent. Par exemple : et si le quotient familial était supprimé et les 14 milliards qu’il coûte redistribués sous forme d’allocations familiales majorées, et ceci dès le premier enfant, combien d’enfants pourraient sortir de la pauvreté dans l’ensemble des 2,4 millions d’enfants pauvres que compte notre pays ? A quoi faut-il juger une politique familiale : à sa capacité à augmenter le niveau de vie des familles aisées ou à sa capacité à instaurer une égalité des chances pour tous les enfants ?


Christiane Marty répond à Henri Sterdyniak :

Dans la série « controverses sur le QF » que j’ai le plaisir et l’honneur d’abriter sur mon blog (sans y contribuer…), je vous propose cette réponse détaillée de Christiane Marty. Je ne sais pas si on peut dire que « le débat progresse » entre les protagonistes (encore qu’il y ait quelques points de jonction), mais il progresse dans ma tête et je l’espère dans celle des courageuses personnes qui s’y collent.

La fiscalité est plus ou moins faite pour qu’on n’y comprenne rien, mais l’exemple des « audits citoyens de la dette publique » montre que des questions auxquelles « on ne comprend rien » (ce que disent la plupart des gens au départ) peuvent devenir des questions dont on saisit ensuite les enjeux, ce qui est bien plus important que d’en comprendre toute la technique. C’est aussi le rôle d’Alternatives Économiques, de ces blogs, et de bien d’autres initiatives d’éducation populaire capables de dégager des idées accessibles sans tomber dans le simplisme, et de présenter honnêtement des points de vue différents sans verser dans le relativisme général (« tout se vaut »).

Jean Gadrey

Réponse de Christiane Marty à Henri Sterdyniak

H. Sterdyniak répond en 15 remarques à ma contribution « Le quotient familial, un coûteux privilège de classe ». Certaines font un peu doublon, et je vais simplement répondre à quelques uns de ses points.

  • Pour commenter le fait que le quotient familial (QF) ne bénéficie pas aux près de 50% de foyers qui ne sont pas imposables, HS écrit que l’impôt sur le revenu (IR) « ne peut pas aider les familles pauvres plus qu’en ne leur faisant pas payer d’impôt. » Mais si, il le pourrait : il existe le crédit d’impôt, qui permet de bénéficier d’un versement de la part du fisc. Le crédit d’impôt est d’ailleurs l’une des propositions qui permet de transformer le QF en un forfait égal pour chaque enfant : en prenant la forme d’un crédit d’impôt, il bénéficie à toutes les familles, y compris les non imposables.
  • HS observe que les familles pauvres paient la TVA et la CSG et non l’IR, et il me reproche donc de critiquer l’IR mais ni la TVA ni la CSG. D’une part, ce n’est pas l’impôt sur le revenu que je critique mais un dispositif particulier de l’IR, le quotient familial, qui le prive de 30% de son rendement et pèse très inégalement sur les classes sociales. D’autre part, mon papier n’a pas vocation à traiter de la réforme globale de la fiscalité - qu’on présente par exemple dans le livre « Un impôt juste pour une société juste » (Syllepse 2011). De même, il n’a pas vocation à proposer une critique globale de tout ce qui est insuffisant dans la politique familiale : ceci pour répondre à un autre reproche de HS qui trouve mon texte atterrant (sic) parce qu’il ne fait pas la critique des trop faibles allocations et autres prestations familiales…
  • HS écrit : « Bien sûr, je ne prône pas l’équité horizontale familiale (que les prestations familiales compensent le coût de l’enfant pour toutes les familles) ». Je suis surprise - et dubitative - de lire cette déclaration, car ce n’est pas ce qui ressort de la lecture de ses divers écrits, y compris du reste de sa réponse. HS affirme d’un côté qu’il ne prône pas la compensation du coût de l’enfant pour toutes les familles, mais de l’autre côté il continue de justifier le QF en écrivant qu’il garantit une juste prise en compte du niveau de vie des familles (titre de sa réponse), qu’un objectif est d’assurer aux familles le même niveau de vie que les personnes sans enfants de même revenu primaire (avant prélèvements et impôts). C’est ce qui est défini comme « équité horizontale familiale ». Il défend donc cette équité en même temps qu’il dit ne pas la prôner. Il y a là un doute qui devrait être levé. Je pense que la discussion sur « l’équité horizontale » est importante, et il s’agit de définir ce qu’on y met. Pour ma part, je défends une conception de l’équité horizontale qui cible les enfants (et non les parents, même si c’est lié), et qui vise à assurer à chaque enfant un niveau de vie convenable quel que soit le revenu des parents (et non à assurer une prise en charge « de luxe » pour les enfants des familles aisées qui viserait à maintenir un niveau de vie privilégié).
  • HS conclut sa 1ère remarque en écrivant que « le QF n’est pas une aide arbitraire aux familles, qui augmenterait avec le revenu, ce qui serait évidemment scandaleux ». Que doit-on comprendre ? Que le mécanisme du QF, qui offre une réduction d’impôt croissant avec le revenu, est acceptable mais que ce qui devient scandaleux, c’est seulement de qualifier le QF d’aide arbitraire aux familles ? (Qualificatif que je n’ai d’ailleurs jamais utilisé ; pour ma part, je préfère parler de privilège de classe).
  • HS écrit ensuite que « la politique familiale doit faire un arbitrage entre plusieurs logiques, dont l’une est l’équité horizontale, une autre le revenu minimum pour les enfants des familles les plus pauvres, une autre l’équité fiscale » et que ces logiques doivent être combinées. Je n’ai pas de désaccord là-dessus (sauf sur la définition de l’équité horizontale). Le problème fondamental est que le quotient familial ne se combine pas du tout avec l’équité fiscale qui doit assurer une redistribution verticale. Il agit systématiquement à l’opposé de cette équité fiscale, en opérant une redistribution verticale des bas revenus vers les hauts revenus. Le choix entre les deux logiques de redistribution verticale ou horizontale est alors clairement politique. Ajoutons que le QF ne se combine pas non plus avec la logique d’un revenu minimum pour les enfants de familles pauvres, puisqu’il ignore ces familles qui sont le plus souvent non imposables.
  • Plusieurs remarques portent ensuite sur la question des capacités contributives, mais je n’y reconnais pas ce que j’ai écrit. Je pense que le plus simple est de rappeler ce que je suggérais dans mon texte, ce qui permet de lever les remarques 7, 9, 11, et 10 bis. J’écrivais que dans l’incertitude de bien appréhender la notion de capacité contributive d’un citoyen et particulièrement d’un ménage, il peut sembler plus simple et plus juste d’appliquer le principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». La fiscalité s’en tiendrait à prendre en compte les revenus d’une personne pour définir sa faculté de contribuer. Et ce serait du ressort de la politique familiale d’évaluer et de répondre aux besoins de cette personne ou de ce ménage, en prenant en compte les charges liées à la famille. La politique familiale serait ainsi déconnectée de l’impôt. L’avantage évident de cette séparation des fonctions de la fiscalité et de la politique familiale serait de rendre l’ensemble plus lisible et transparent, et donc plus acceptable par les contribuables. Mais ce n’était en aucun cas un passage obligé pour mener la réforme du QF.
  • J’en viens à un point qui me semble important, soulevé par la remarque 11 de Henri Sterdyniak. Si on admet le principe d’une allocation de montant unique par enfant (quel que soit le nom qu’on lui donne : prestation, forfait ou aide, polémiquer là-dessus comme le fait HS n’a pas de sens), la question est alors de savoir quel doit être - ou quel peut être - le montant de cette prestation. La société doit participer à la prise en charge des enfants : mais à quel niveau ? HS fait le calcul d’une prestation qui permettrait la prise en charge du coût d’un enfant d’une famille de revenu médian (l’estimation du coût ouvre une autre discussion pour laquelle je renvoie à mon texte). Cette proposition de seuil signifie que la moitié des familles verrait le coût de leurs enfants pris en charge par la collectivité. La discussion progresse donc, puisqu’elle ne porte plus sur une question de principe (on admet l’égalité de la prestation pour chaque enfant) mais simplement sur une question de niveau.

Sur la base d’un seuil correspondant au revenu médian, HS calcule que la prestation devrait s’élever à 590 euros par mois et par enfant (avec l’hypothèse qu’un enfant représente 0,35 unité de consommation : en général, on prend 0,3 mais tout cela est très discutable). Cette prestation se trouve alors être bien plus importante que certaines propositions faites jusqu’à présent : T. Piketty, C. Landais et E. Saez par exemple obtiennent un montant de 190 euros en transformant, à enveloppe constante, l’ensemble des prestations existantes et réductions d’impôt en un forfait unique. HS en conclut alors qu’il n’est pas possible d’envisager de supprimer le QF. Drôle de logique qui préfère conserver un dispositif totalement injuste (le QF) plutôt que le remplacer par un dispositif égalitaire au prétexte que le montant visé - tout à fait discutable - ne serait pas atteint. Que penseraient de cette logique les 50% de familles qui pour l’instant ne bénéficient pas du QF mais qui toucheraient 607 euros par an et par enfant si le QF était transformé en forfait unique (calcul fourni par la Direction générale du Trésor) ?

Le seuil et le montant de la prestation par enfant relèvent en réalité d’un débat démocratique. Il est toujours possible de faire évoluer le montant global des dépenses publiques pour la politique familiale : c’est une question d’arbitrage entre recettes fiscales et dépenses publiques. On peut penser qu’avec la question de la dette publique, ce n’est pas le moment… ou bien on peut penser que c’est précisément le moment de porter ces débats.

Pour ma part, je pense qu’on devrait privilégier autant que possible la fourniture d’une aide aux enfants et aux parents sous forme de services : crèches gratuites (au lieu de coûteuses réductions d’impôt pour la garde à domicile qui ne profitent qu’aux familles aisées), fournitures scolaires, loisirs (piscines, etc.), transports pour l’école, le centre aéré, et autres… On rendrait ainsi la politique familiale plus conforme à une évolution de la société vers plus de services publics et moins de marché concurrentiel.

Pour finir, j’ai bien noté que HS a annoncé les conditions de son ralliement à la suppression du quotient familial : « quand Christiane Marty aura fait passer les prestations familiales au niveau adéquat, oui, nous serons d’accord avec elle pour supprimer le QF. En attendant… » J’ai bien peur de ne pas être à la hauteur de la mission. En tout cas, pour cet objectif ambitieux, tous les soutiens seront indispensables, y compris le sien…


Pour finir (provisoirement ?), notons cet article de Gilles Raveaud qui tente d’arbitrer le débat entre Christiane Marty et Henri Sterdyniak :

L’égalité, vous la préférez horizontale, ou verticale ?


La fin n’était que provisoire puisque Jean Gadrey publie sur son blog une contribution de Michel Dollé :

À propos de la controverse sur le quotient familial, par Michel Dollé


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