Politis, l’histoire d’une crise

Denis Sieffert
Publié le jeudi  23 novembre 2006

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Denis Sieffert revient sur la crise qui a secoué Politis. Il dévoile quelques pièces manquantes du puzzle, notamment le rôle de l’ex-Secrétaire générale d’Attac, Michèle Dessenne, qui, avec le soutien de Jean-Pierre Beauvais, souhaitait faire de Politis le journal d’Attac, puis plus récemment « faire de Politis le journal de Ségolène Royal ».

Nous revenons ici sur la crise qui a secoué durement notre journal au cours des derniers mois. Et nous apportons certains éléments que nous n’avions guère eu l’occasion d’expliquer jusqu’ici. Nos lecteurs y comprendront que les difficultés ont d’abord été politiques avant d’être économiques. Et qu’elles ne sont pas sans rapport avec la crise d’Attac.

De nombreux lecteurs ont noté qu’il y avait comme un maillon manquant dans la chaîne de nos explications. On nous demande comment il se fait que l’équipe du journal ait découvert le péril, comme ça, un certain lundi 2 octobre, alors que, la semaine précédente, il n’était fait mention d’aucune difficulté économique. Pourquoi soudain cet appel à trouver un million d’euros en quinze jours ? Que s’est-il passé ? À cette question, nous avons répondu incomplètement. Nous avons indiqué que l’un de nos actionnaires, candidat à la reprise du titre à cent pour cent, s’est brusquement désisté le 1er octobre. Vrai. Absolument vrai. Et toujours difficilement compréhensible. Mais, nous demandent certains lecteurs, pourquoi fallait-il un repreneur si tout allait bien ? C’est évidemment une bonne question. Le désistement du candidat repreneur, en l’occurrence Thierry Wilhelm, a certes ajouté un élément de dramatisation à la situation. Mais ce désistement n’explique pas l’origine de la crise. Il n’en a pas été la cause puisque Politis était déjà en dépôt de bilan depuis le 8 août. Pourquoi donc ce dépôt de bilan ? La déjà longue histoire du journal (dix-huit ans) ayant été marquée par plusieurs dépôts de bilan, s’agissait-il d’une crise économique de plus dans une existence décidément chaotique ? Non ! La crise qui a affecté Politis cette fois est d’une autre nature. Elle a été provoquée, au minimum, par une coupable négligence. Au pire, par une stratégie visant à transformer Politis dans son contenu, et cela contre son équipe.

Avant d’en dire plus, rappelons que les premières difficultés apparues quelques mois après le lancement de Politis, en janvier 1988, ont résulté d’une classique sous-capitalisation. En outre, l’idée d’un journal à contre-courant de la pratique journalistique dominante, attaché ­ au risque d’une certaine austérité ­ au traitement de fond des problèmes de l’époque, écologiques, démographiques, Nord-Sud, plutôt qu’aux « petites phrases » ou aux aspects scandaleux, ne s’est pas imposée aussi vite que les fondateurs de Politis l’avaient espéré. Sans doute Politis était-il trop à contre-courant dans les années 1990, années fric, années paillettes, années Tapie…

Ce n’est qu’au tournant de la décennie, et de façon significative, que le journal a connu une spectaculaire progression. De 1999 à 2004, le nombre de ses abonnés a crû de 66 %, passant de 6 000 à 10 000, avant de connaître une période de stagnation et d’érosion conduisant à la situation actuelle. L’entrée de Thierry Wilhelm dans le capital de Politis, en 1998, puis celle du Monde diplomatique, en 2000, ont évidemment été salvatrices. Ce sont ces interventions qui ont permis ce développement. On les doit en partie à l’action de Jean-Pierre Beauvais, directeur général depuis 1997. Cette percée est évidemment aussi en rapport avec l’émergence du mouvement altermondialiste, et notamment d’Attac, dont Politis fut un membre fondateur, à l’initiative de Bernard Langlois, de Gérald Ryser et de moi-même. Mais ces trois-là n’ont jamais pensé que Politis avait vocation à être le « journal d’Attac », et moins encore celui d’un clan au sein d’Attac. C’est hélas cette conception que l’on a tenté de nous imposer, notamment, à partir de 2000, par de violentes interventions de la secrétaire générale d’Attac, Michèle Dessenne, au sein de la rédaction. Le paroxysme ayant été atteint en 2003, lorsqu’il fallut faire face à une tentative de débauchage de plusieurs journalistes « invités » à publier un numéro spécial de Politis consacré à Attac, et sous la responsabilité… de la secrétaire générale d’Attac. Le projet de faire Politis sans sa rédaction en dit long sur la volonté d’appropriation du journal, et accessoirement sur une certaine conception de l’indépendance de la presse. Le refus unanime de l’équipe a finalement découragé ces ardeurs. Le problème est que ce débat n’a jamais eu lieu. Les intentions du directeur général de Politis et d’une partie au moins de la direction d’Attac ­ et peut-être seulement de sa secrétaire générale ­ n’ont jamais été affichées au point de pouvoir être débattues.

Est-ce la déception ? Est-ce le sentiment que l’équipe de Politis serait décidément moins maniable que prévu ? Toujours est-il que le directeur général a ensuite donné nettement l’impression de se désinvestir de sa fonction pour s’impliquer bientôt à plein temps dans la direction d’Attac. Des négligences répétées et un absentéisme chronique ont alors lourdement pénalisé l’entreprise. Nous avons déjà eu l’occasion de le dire : à partir d’avril 2003, le directeur général a par exemple négligé de faire valoir les droits de Politis à des tarifs postaux préférentiels au titre de l’aide à la presse. À partir de septembre 2005, le manque à gagner sur ce seul poste budgétaire a représenté 6 800 euros par mois.

Cette période s’est aussi caractérisée par une inertie dans le domaine de la promotion. Notre responsable de la publicité, par ailleurs exempte de tout reproche, étant placée dans une situation intenable. Le seul mailing important planifié s’est achevé en fiasco. Un numéro d’actualité préparé par la rédaction le 4 novembre 2004 pour servir de support au mailing, et évidemment destiné à être lu dans la semaine, n’a été envoyé par le directeur général que… fin janvier 2005. L’opération s’est soldée par une perte de 48 000 euros. De même, la rédaction a dû prendre elle-même l’initiative de créer un site Internet, bousculant l’inertie du directeur général. L’attitude de ce dernier a progressivement fait naître un fort climat de méfiance, puis de défiance, de la part d’une rédaction qui n’a cependant jamais baissé les bras, ni même perdu de son enthousiasme.

Hélas, les différentes tentatives d’alerter les actionnaires sont restées sans suite. À l’exception de Thierry Wilhelm, qui ne possédait plus que 1 % du capital, les autres actionnaires de la SAS Politis sont restés de marbre devant les différents courriers que je leur ai adressés en tant que directeur de la rédaction. Un rapport d’audit qui leur a été livré à la mi-décembre 2005, et qui pointait les anomalies de fonctionnement et de gestion, n’a jamais fait l’objet d’une discussion. Les réunions qui devaient s’en saisir ont été brusquement annulées. Même les réserves émises par le commissaire aux comptes, fin 2005, portant sur 35 000 euros de dépenses inexpliquées effectuées par le directeur général, n’ont provoqué aucune réaction particulière, ni la moindre disposition pour redresser la barre. Loin de mettre en cause l’absence de gestion et l’absentéisme du directeur général, son implication permanente dans Attac au détriment de Politis, c’est la « ligne rédactionnelle » qui a été mezza voce incriminée. Cette inertie de l’actionnariat et sa bienveillance par rapport à une gestion qui apparaissait à l’évidence calamiteuse sont un autre sujet d’interrogations. On ne veut pas imaginer qu’elle se soit inscrite dans une attitude délibérée visant à mettre à genoux l’équipe de Politis. On préfère croire que l’actionnariat de Politis, très proche (à l’exception de Thierry Wilhelm) de la direction d’Attac, a tout simplement sous-estimé la gravité de la situation. Mais peut-être y a-t-elle aussi trouvé avantage. La voix de Jean-Pierre Beauvais (et donc de Politis) était acquise à la direction sortante dans les querelles internes d’Attac ­ et cela en dépit du souci de neutralité revendiqué par l’équipe de Politis. Et Politis payait, de facto, un permanent à Attac. Quoi qu’il en soit, le principe était déplorable. Et le dommage considérable pour notre journal, en termes économiques : poids d’un salaire improductif, dépenses de représentation sans rapport avec l’activité de Politis, abandon de la gestion, paralysie totale du développement.

C’est pour se sortir de cette situation, qui nous conduisait inexorablement dans le mur, que nous avons, Thierry Wilhelm et moi-même, travaillé à partir de début 2006, à un plan de reprise, et souhaité revenir devant le tribunal de commerce. Nous avons ainsi anticipé une crise économique probablement fatale, ou qui nous aurait conduits vers d’imprévisibles aventures politiques. Puisque la voie qui nous était proposée était de « tenir en attendant la victoire de Ségolène Royal en 2007… » Une promesse qui s’est éclairée depuis que nous avons appris, ces jours-ci, que l’ex-secrétaire générale d’Attac avait rejoint le staff de la candidate socialiste. Faire de Politis le journal de Ségolène Royal, après avoir failli faire celui de la direction d’Attac, n’était guère, c’est le moins que l’on puisse dire, respectueux de la rédaction ni de nos lecteurs. Mais à quelque chose malheur est bon. Le bilan de cette crise incite paradoxalement à l’optimisme.

En dépit d’une gestion défaillante, d’une inertie totale, le journal est parvenu à limiter les pertes. Différents signes (réunions publiques, conférences animées par des journalistes de Politis) ont témoigné d’un potentiel de développement inexploité.

Notre confiance s’appuie aujourd’hui sur trois données objectives. La première, la plus spectaculaire, réside dans le succès considérable de la souscription lancée dans les conditions difficiles que l’on sait. En plus de l’immense élan de solidarité qui a été relayé par de nombreux médias ­ dont certains, comme l’hebdomadaire Marianne, ont directement contribué ­, plus de 7 000 souscripteurs sont intervenus dans un délai d’un mois. Au total, 968 000 euros ont pu être recueillis, notamment par l’association Pour Politis. En dehors de toute campagne d’abonnements, et alors que les lecteurs étaient sollicités par ailleurs, 350 nouveaux abonnements ont été souscrits au cours des mois de septembre et d’octobre. Les ventes en kiosques ont atteint leur niveau le plus élevé. Ce mouvement témoigne de l’attachement des lecteurs à leur journal, et de l’originalité qu’il possède à leurs yeux. Il donne la mesure d’un potentiel qui pourrait être exploité dans le cadre d’un suivi méthodique. Il répond accessoirement à ceux qui voulaient faire porter la responsabilité des difficultés sur la « ligne rédactionnelle ».

La deuxième donnée objective réside dans l’équipe elle-même. La rédaction et le personnel de Politis n’ont jamais cessé de livrer un journal de qualité malgré l’inertie de la direction générale. Ils n’ont jamais cessé de proposer des évolutions et des mutations malgré l’attentisme et les atermoiements. Dans le cadre du projet de reprise, qui est aussi un projet de relance, l’équipe a fait le choix de recourir le plus possible aux ressources internes. La création de deux demi-postes (modérateur web et communication) est indispensable pour parvenir à nos objectifs. Une cellule de gestion est organisée sans création de poste à partir de compétences sollicitées au sein de l’effectif.

La troisième donnée objective repose sur la perspective proche d’une période électorale, traditionnellement fertile en débats, et toujours féconde pour un journal comme Politis. Courant janvier, nous nous proposons de faire évoluer le journal pour en favoriser la lisibilité, puis de développer le site web afin de permettre à Politis de bénéficier de la place particulière qu’il occupe au coeur du mouvement associatif. Contrairement à leurs prédécesseurs immédiats, les nouveaux responsables (qui n’avaient jusqu’ici que des responsabilités rédactionnelles) sont engagés à plein temps dans Politis. Ils savent aussi pouvoir compter sur l’expérience et la confiance de Bernard Langlois, fondateur de Politis, qui nous a apporté un soutien inestimable tout au long de cette crise. Ils bénéficieront de surcroît du soutien logistique des actionnaires de la nouvelle société, dans le domaine de l’informatique, comme il a déjà été dit, mais aussi dans l’accompagnement de la gestion.

Gare cependant à l’effet d’optique. Beaucoup de nos lecteurs nous disent : avec un million d’euros, vous pouvez tenir longtemps. « Tenir » n’est pas pour nous, en soi, un objectif enthousiasmant. Nous voulons que Politis, journal indépendant, se développe pour mieux diffuser des idées, mieux défendre des principes qui sont les vôtres, lecteurs, et qui sont les nôtres ; mieux rendre compte des grands débats de société, et mieux vous informer. La somme collectée est déjà fortement ébréchée par la reprise du titre, autrement dit le tribut laissé aux créanciers. Ou, si on veut le dire plus crûment encore, le prix payé de la gestion antérieure. Ce qu’il en reste est notre nouveau capital. Il n’a pas vocation à être entamé au-delà des quelques investissements indispensables. Nous devons donc absolument, et le plus rapidement possible, arriver à l’équilibre. J’imagine ce que ce discours peut avoir d’incongru pour certains de nos lecteurs. Il ne s’agit nullement pour nous d’un propos mercantile ou d’une concession à l’idéologie de marché. Il s’agit d’une ambition politique, au meilleur sens du mot, pour assurer la pérennité d’un journal libre et lui permettre de faire entendre sa voix le plus loin possible.

Il ne fait aucun doute que la situation correspond mieux aujourd’hui à la conception défendue dès l’origine par Politis. De plus, Internet offre les moyens d’une relation nouvelle avec le lectorat, dont les fondateurs de Politis avaient eu l’intuition. Le lecteur de Politis est un citoyen actif. Il ne lit pas seulement ce journal pour s’informer. Il ne le choisit pas seulement parce que la pléthore d’informations qui nous submerge rend plus nécessaire que jamais un travail journalistique qui propose des clés de compréhension, une vision moins ethnocentriste des événements du monde ­ ce qui est déjà beaucoup ­, il le choisit et le lit pour agir dans la société.

Vous pouvez trouver dans Politis n° 927 un bulletin d’adhésion à l’association « Pour Politis ».


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