Le mythe d’un pays gréviste

Publié le jeudi  15 novembre 2007
Mis à jour le mercredi  14 novembre 2007
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François Doutriaux enseignant en droit privé et
consultant juridique indépendant, spécialisé en droit
du travail et en droit pénal.

Libération, Rebonds, mercredi 14 novembre 2007

PDF - 57.2 ko
Le mythe d’un pays gréviste

La France serait une nation « grévicultrice » : le pays
du « droit de paralyser » (le Figaro, 17 février 2004),
qui préfère la « guerre sociale aux compromis » (le
Monde
, 26 mai 2003) et souffre d’une « forme
d’infirmité que ne partagent pas nos voisins
européens
 » (Christine Ockrent, les Grands Patrons,
1998) car « nul autre pays occidental ne se comporte
ainsi » (l’Express, 5 juin 2003). Un bref rappel de la
réalité historique et statistique de ce phénomène
n’est donc pas sans intérêt.

Premier élément du mythe, la France serait un pays de
grévistes. Le nombre de journées individuelles non
travaillées pour fait de grève était de 4 millions en
1976, 3,5 millions en 1984, 2,1 millions en 1988, 900
000 en 2000, 1,2 million en 2005. En dehors de pics
spécifiques (1982, 1995, 2001), l’ampleur et la
fréquence des mouvements sociaux ne cessent de
diminuer alors même que la population active ne cesse
d’augmenter. La fonction publique se substitue par
ailleurs progressivement aux salariés privés dans le
cadre des conflits sociaux. En 1982, 2,3 millions de
journées grevées étaient comptabilisées dans le
secteur privé, pour 200 000 seulement dans le secteur
public. En 2005, 224 000 dans le privé pour 1 million
dans le public. La part du public dans les mouvements
sociaux est passée de 3 % dans les années 70 à 30 % à
la fin des années 80 puis à 60 % à compter du milieu
des années 90.

En effet, les principales causes de cet effondrement
statistique concernent les salariés du secteur privé.
Ainsi de la précarisation des emplois, du chômage, de
la désindustrialisation, de la désyndicalisation ou du
démantèlement progressif du droit du travail. Un
salarié en CDD ou en CNE va-t-il faire grève ? Les
restrictions budgétaires successives et l’effritement
graduel des avantages spécifiques de la fonction
publique, combinés au nombre relativement important
des fonctionnaires, expliquent également ce
glissement. Enfin, le statut particulier des agents de
l’Etat facilite l’exercice du droit de grève, de plus
en plus théorique pour de nombreux salariés privés.
Dans le secteur privé, les 224 000 journées de grève
en 2005 représentent, à l’aune d’une population active
de 16 millions de salariés, 0,01 journée par salarié
et par an. Sur une carrière professionnelle de
quarante années, un salarié français fera donc grève
moins d’une demi-journée, un fonctionnaire moins de
quatre jours. Des chiffres à comparer avec les
trente-trois millions de journées non travaillées pour
cause de maladie en 2005. La grève apparaît cent
quarante-sept fois moins pénalisante pour notre
économie que les arrêts maladies. La réalité est donc
fort éloignée des phénomènes massifs souvent évoqués.

Second élément du mythe, la France recourrait
davantage à la grève que ses voisins. Sur la période
1970-1990, la France est onzième sur les dix-huit pays
les plus industrialisés en termes de journées non
travaillées pour fait de grève. Avec 0,15 journée
grevée par salarié et par an, elle est 7,6 fois moins
conflictuelle que l’Italie (première), 3,2 fois moins
que le Royaume-Uni (septième), 1,6 fois moins que les
Etats-Unis (huitième). Sur la période récente
(1990-2005), la France demeure onzième sur dix-huit,
avec une conflictualité qui s’est effondrée (0,03
journée de grève par salarié et par an) et demeure
toujours inférieure à la moyenne (0,04 journée
grevée). Les modèles nordiques – réputés en France
pour la qualité du dialogue social qui y régnerait –
se situent en tête du classement : le Danemark est
premier, la Norvège quatrième et la Finlande septième.
Ainsi la « flexsécurité », tant vantée par les
dirigeants français, semble caractérisée par un niveau
de conflictualité nettement plus important. Un
paradoxe qui ne semble pas intéresser les défenseurs
de son introduction progressive dans notre pays. La
France, en dessous de la moyenne des pays
industrialisés, n’est certainement pas le berceau de
la « gréviculture » décriée par nos médias et nombre de
nos politiques.

Troisième élément du mythe, les grèves françaises se
caractériseraient par des journées nationales
destinées à paralyser l’activité économique. Sur la
période 1970-1990, les conflits localisés
représentaient 51,2 % des journées non travaillées
pour fait de grève, loin devant les 34,9 % de conflits
généralisés (propres à une profession) et les 13,9 %
de journées nationales d’action. Sur la période plus
récente (1990-2005), les conflits localisés
représentent 85 % des grèves, pour 14 % de conflits
généralisés et seulement 1 % de journées nationales !
La France est treizième sur dix-huit en termes de
mobilisation des grévistes. Que pouvons-nous en
conclure ? Pays le plus faiblement syndicalisé de
l’Union européenne, marqué par un taux de chômage
élevé et une hostilité croissante des médias à l’égard
des mouvements sociaux, la France n’est pas un pays de
grévistes.

Pourquoi, dans ce cas, Nicolas Sarkozy promettait-il
avant son élection qu’« au bout de huit jours d’un
conflit social, il y aura obligation d’organiser un
vote à bulletin secret pour que la dictature d’une
minorité violente ne puisse imposer sa loi sur une
majorité qui veut travailler
 » ?Outre le caractère
insultant de cette promesse à l’égard des grévistes
« violents » et « dictatoriaux » et la manifeste
méconnaissance dont atteste notre président en ce qui
concerne le droit de la grève, quel est l’intérêt
d’une telle mesure dans un pays où 98 % des conflits
sociaux durent moins de deux jours ? Le droit de grève
est une liberté constitutionnelle et individuelle pour
chaque salarié, ce qui est incompatible avec une
quelconque validation majoritaire. De plus, son
exercice se heurte à la liberté du travail : aucun
gréviste ne peut entraver le droit d’un salarié non
gréviste de travailler sans engager sa responsabilité
civile et pénale. C’est là le paradoxe fondamental de
cette proposition : dans le cas d’une validation par
une majorité de salariés, la « dictature » de cette
majorité imposerait sa loi sur la minorité qui
souhaite travailler. Et ne le pourrait plus ! Nicolas
Sarkozy inaugurerait donc la première législation
sociale encadrant le droit de grève dans le secteur
privé, mais contrevenant simultanément à la liberté de
faire grève et à celle de travailler.

La loi du 21 août 2007, relative à la grève dans les
transports, ne concerne que le secteur public et se
contente pour l’essentiel de reprendre le dispositif
de dialogue social préexistant en l’aménageant de
gadgets (l’obligation d’un préavis au préavis, dont
l’utilité laisse dubitatif). Elle ne prévoit aucune
réquisition, n’empêche nullement l’ensemble des
salariés d’une entreprise publique de faire grève.
Elle ne garantit donc en rien un quelconque service
minimum. Un texte pour l’essentiel vide de tout
contenu autre que purement proclamatoire, très éloigné
des promesses de campagne de notre président. Telle
est peut-être l’explication finale de la position
actuelle de nos dirigeants quant au droit de grève :
des proclamations destinées à satisfaire tant
l’hostilité (réelle) des médias que celle (supposée)
de la population. Ainsi alimente-t-on, sans doute à
dessein, les préjugés de ses concitoyens…

http://www.liberation.fr/rebonds/291234.FR.php
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