Le mouvement des chercheurs et universitaires doit maintenant « monter en généralité »

Publié le lundi  9 mars 2009

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Ce point de vue de Jean-François Bayart, directeur de recherches au CNRS, a été publié sur le site de Mediapart le 25 février 2009, et lu publiquement devant le Panthéon, lors de la manifestation du 26 février.

En annonçant la rupture, Nicolas Sarkozy n’avait pas trompé sur la marchandise. Malgré ses incohérences discursives de chauve-souris (voyez mes ailes, je suis libéral et atlantiste, voyez mon corps, je suis national et protecteur), ses objectifs sont clairs : d’une part, soumettre la société française à la dictature d’une rationalité strictement comptable, quantitative et financière, celle du New Public Management, en cassant l’autonomie des corps intermédiaires, des institutions, des métiers ; de l’autre, la corseter à grand renfort de lois liberticides, de fichiers, de vidéosurveillance, de descentes policières aux abords des écoles et dans les établissements eux-mêmes sous prétexte de lutte contre l’immigration clandestine et la drogue, d’ingérences dans les médias, la magistrature ou le monde des affaires, d’invocations étatiques de l’ « identité nationale » (incitations à la délation à l’appui), de traques contre une « ultragauche » censée être virulente mais dont les juges ont quelque peine à établir la culpabilité. D’un côté, le néo-libéralisme ; de l’autre, le dirigisme, et de plus en plus l’autoritarisme. En bref, le national-libéralisme.

La mise au pas de l’Université et le démantèlement du CNRS, sous prétexte d’ « autonomie », de « réforme » et de « mise à niveau internationale », ne sont qu’un pan de ce projet global, qui concerne symétriquement l’hôpital, la médecine jadis « libérale », les transports, la poste, la Justice, l’Education nationale, et à peu près tous les secteurs sur lesquels l’Etat peut agir. La technique gouvernementale est également partout la même : au mieux, « balader » les partenaires sociaux par des négociations en trompe l’œil ; au pire, les affronter en exhalant le mépris à leur encontre et en taxant de « corporatistes » leurs objections. De ce point de vue, le discours du 22 janvier de Nicolas Sarkozy, dans lequel il exprima de manière particulièrement mal informée et vulgaire son dédain à l’égard de la communauté scientifique et universitaire, fut peut-être une erreur tactique, du fait de l’indignation qu’il suscita, mais certainement pas un dérapage qu’expliqueraient le stress, l’énervement habituel et le machisme de comptoir du président de la République. Le réformisme autoritaire sarkozien, qui attribue à l’Etat le monopole de la modernité et de la clairvoyance, selon une inspiration bien française, suppose que les institutions et les métiers qu’il prend pour cibles soient avilis, afin que soit salie leur dignité, disqualifiée leur argumentation, et brisée leur résistance. Il y a du viol dans cette technique de gouvernement, mais comme dans les opérations de purification ethnique celui-ci est rationnel et stratégique.
Dans ces conditions, les chercheurs et les universitaires ont une responsabilité nationale particulière. Parce que leur métier est de comprendre le monde dans lequel nous vivons, parce que leur vocation est au service du pays et non de ses gouvernants successifs, parce qu’ils doivent rendre compte de leurs travaux aux contribuables qui les financent et à l’ensemble des acteurs sociaux, parce qu’ils tiennent entre leurs mains une bonne part de l’avenir en tant que producteurs et dispensateurs de la connaissance, la grande ressource économique de demain, ils doivent dépasser le répertoire de leurs seules revendications et restituer la cohérence d’ensemble de ce qui se passe aujourd’hui en France. L’asservissement de leur profession à la logique néo-libérale est de la même encre que celui de l’ensemble des services publics et des institutions. Le tout à l’étalonnage (bench marking) des performances de la Recherche et de l’Université, appréhendées dans les termes exclusifs de la bibliométrie et des classements internationaux selon des méthodes quantitativistes hautement contestables et arbitraires, leur dévolution à l’autorité toute-puissante de Présidents transformés en grands patrons, la confusion systématique dans le discours présidentiel entre la recherche fondamentale - dont la finalité est la connaissance - et la recherche-développement ou l’innovation - au service de l’industrie - ont leurs exacts pendants. Par exemple, la « tarification à l’activité » (T2A). Celle-ci assure désormais l’intégralité du financement de l’hôpital, la mue de celui-ci en entreprise soucieuse de « maîtrise des coûts de production » et de « positionnement face à la concurrence » sous la houlette compétitive de « chefs de pôle », et la liquidation de l’idée même de qualité des soins au bénéfice d’une logique financière regroupant les malades en « groupes homogènes de séjours » (GHS) qui déterminent une durée idéale de séjour et une tarification non moins optimale. C’est également dans cet esprit que des chaînes de productivité sont instaurées dans la Justice, qui automatisent cette dernière et l’inféodent à la Police, ou que les services publics sont démantelés parce qu’ils coûtent cher, sans que jamais l’on nous dise ce qu’ils rapportent en termes d’environnement, d’attractivité internationale de la France pour les investisseurs étrangers, de qualité de vie ou de mutualisation et d’économie d’échelle des dépenses des ménages.

Chacun en fait l’expérience quotidienne, comme travailleur salarié ou indépendant, comme étudiant ou comme chômeur, comme consommateur, comme usager, comme patient : en voyant un proche n’être accepté en unité de soins palliatifs que si son espérance de vie est supérieure à 2 jours et inférieure à 35 jours, T2A oblige ; en se heurtant à l’opacité de la tarification de la SNCF, d’Air France ou de la téléphonie mobile ; en devant continuer à se porter caution auprès d’un propriétaire pour un enfant trentenaire, titulaire d’un doctorat, mais cantonné dans un CDD à durée illimitée par un Etat qui est le premier à violer le droit du travail ; en découvrant qu’un tribunal de commerce de Lyon s’enorgueillit de délivrer des sentences certifiées ISO 9001 ; en constatant que son épargne a fondu de 40% en 2008 grâce à la merveilleuse gouvernance néo-libérale des marchés financiers ; en consacrant plus de temps au fund raising qu’à la recherche, ou à l’administration dirigiste de l’exercice de la médecine « libérale » qu’à ses malades ; en attendant quatre mois au lieu de quinze jours le raccordement de sa maison au réseau électrique depuis que l’Union européenne a enjoint de dissocier le fournisseur d’énergie de l’exploitant du réseau, pour le bien naturellement de la concurrence et du consommateur !

Il ne s’agit pas de reprendre le vieux débat entre les mérites (ou les défauts) respectifs du marché et de l’Etat, mais de ramener notre classe politique à un minimum de bon sens. Quel est le coût de ces réformes emphatiques et incessantes qui empêchent les gens de travailler, quand de simples ajustements les y aideraient ? Est-il bien raisonnable de livrer notre hôpital, notre Université, notre Recherche, notre Justice, nos services publics à une gestion néo-libérale dont les limites sont devenues patentes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, et qui a plongé le monde dans la plus grave crise économique et financière depuis 1929 ? Dans quelle société, et selon quelles valeurs, voulons-nous vivre ? Au-delà de leur propre malaise, et de la colère qu’a fait monter en eux le discours insultant du chef de l’Etat, les chercheurs et les universitaires doivent, non apporter la réponse, mais poser la question et alerter leurs concitoyens sur les vrais enjeux du national-libéralisme.


Commentaires

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mercredi 11 mars 2009 à 09h11 - par  Jean-Paul Engélibert, professeur à Bordeaux 3

Merci à Jean-François Bayart pour cette analyse. Je ne me permettrai de répondre que sur deux points :

1) le mouvement des enseignants-chercheurs "monte en généralité" chaque semaine. Centré depuis l’automne sur deux revendications catégorielles (retrait de la mastérisation des concours et retrait du décret sur les statuts des EC), il demande maintenant aussi l’abrogation de la LRU et un plan de financement pluriannuel des universités. Plus neuf : on parle dans les amphis du préjudice causé aux universités par l’exitence des classes préparatoires et des grandes écoles. Une revendication qu’on croyait oubliée depuis longtemps (1981 pour être précis !) ressurgit : intégrer prépas et écoles dans les universités, afin de les adosser à des équipes de recherche et surtout de faire venir à l’université une population qui aujourd’hui la contourne. On voit ainsi s’idéologiser jour après jour un mouvement de fond, qui pense l’avenir de l’université, qui réfléchit aux conditions d’une recherche en phase avec la sociét, qui se définit sans égard à un parti, à une organisation quelle qu’elle soit. Notre mouvement est autonome ; disons-le haut et fort, puisque ce mot a été si dévoyé !
Nous n’avons pas peur de la récupération ; si peu les politiques s’intéressent à nous !
Notre mouvement s’étend à mesure qu’il monte en généralité. Aujourd’hui partout en France des manifestations conjointes avec le primaire et le secondaire affirmeront qu’il faut "sauver l’éducation". Le mot d’ordre effraie nos ministres, hantés par le spectre des lycéens dans la rue, accompagnés de leurs parents cette fois. Et une question de "civilisation" : préfère-t-on gérer la crise en sauvant les banquiers ou sauver la société en assurant la transmission des savoirs ?
Cela m’amène à mon second point.

2) Je trouve un peu faible la conclusion de Bayart, par ailleurs irréprochable. Le mouvement des EC ne convergera avec d’autres que sur fond de colère générale. Il doit tenir aujourd’hui jusqu’au 19 mars pour réussir sa jonction avec toutes les colères sociales. Il faut être plus nombreux dans la rue le 19 mars que le 29 janvier, pour obliger les organisations syndicales à ne plus différer la riposte qui vient dans les banlieues, dans les campus, dans les usines, dans les bureaux, où nous apprenons chaque jour un peu plus à être guadeloupéens. Pour les obliger à relayer tout de suite l’immense colère qui monte. La grande journée d’action à venir ne doit pas attendre le mois de mai. Elle doit avoir lieu le 20 mars. Et le 21, et le 22. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’apparaisse évidente l’illégitimité des pitres qui nous gouvernent.
Les enseignants-chercheurs et les étudiants ont une petite expérience de la lutte sociale désormais. Qu’ils la mettent à profit ; nous devons savoir qu’on ne sauvera pas l’université sans sauver la société.

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