Mozart écologiste ou Le principe d’économie est un droit

Jean-Marie Harribey (23 janvier 2005)
Publié le samedi  29 avril 2006

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Je suis très meurtri que la réunion du groupe « Écologie-société » tombe le 27 janvier. Car je ne pourrai pas y venir ayant dû choisir entre participer à la réunion ou chanter Mozart le jour du 250e anniversaire de sa naissance.

Pour vous prier de m’excuser, je voudrais soutenir une idée : Mozart est un écologiste en ce sens qu’il a porté au plus haut l’art de faire du sublime avec une économie de notes. Je ne prendrai qu’un exemple, celui de ces deux mesures répétées deux fois tirées de KV 339 (3e morceau, mesures 178 à 181) chantées par le Tutti Tenori. Cette montée en arpège sur l’accord de sol [1] avec arrivée sur la 7e est d’une simplicité enfantine mais fait voir le monde différemment. Et Mozart y ajoute un piano pour la faire goûter. Il devait la goûter lui-même beaucoup puisque cette structure revient plusieurs fois dans ce morceau.
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Quelles conséquences en tirer pour une réflexion sur les rapports entre écologie et société ? J’en vois deux.
La première est de réhabiliter le principe d’économie qu’il est de bon ton parmi un certain courant écologiste de vouer aux gémonies au nom de la lutte contre l’économisme. Pour le dire autrement, toute « économie », tout raisonnement « économique » seraient à bannir parce que l’économie serait une « invention » de l’Occident ou bien que tout raisonnement « économique » serait inévitablement lié au productivisme, ou bien encore que tout appel à une rationalité se perdrait dans la rationalité capitaliste, voire, dans certains cas extrêmes, tout appel à la Raison serait le signe d’une soumission à des exigences non « naturelles » et d’une adhésion à cette modernité détestée.
Quand on a jeté par-dessus bord le principe d’économie et la Raison, il ne reste plus qu’une voie : celle de la croyance et du retour à un état mythique naturel pour « sortir de l’économie » en même temps que du développement obligatoirement défini pour les besoins de cette cause comme synonyme de croissance de la production.
Or le principe d’économie est à la base même de ce que en langage familier on appelle la loi du moindre effort et que l’on peut étendre à l’utilisation des ressources de la planète. Je suis « économe » lorsque je ne gaspille pas mes forces physiques et intellectuelles et lorsque je ne gaspille pas les ressources auxquelles j’ai accès. Ce principe n’est autre que celui qui permit à Aristote de donner le premier sens du mot « économie » par opposition à la chrématistique. Et ce principe est celui qui est la figure cachée de la célèbre mais généralement incomprise « loi de la valeur-travail ».
Il est donc important de distinguer le caractère anthropologique de l’activité consistant à produire les conditions matérielles d’existence (toute société s’y adonne, toute société a donc une économie dans laquelle le principe éponyme est en tendance appliqué) et le caractère historique des rapports sociaux dans lesquels cette activité s’effectue. Je suis très sceptique contre une interprétation de Polanyi dont on tirerait l’idée selon laquelle la modernité aurait inventé l’économie, alors qu’elle n’a sans doute inventé que sa domination sur l’ensemble de la société.
Si l’économisme consiste à faire de l’économie le moteur principal, voire unique, de l’évolution des sociétés, cette vision n’est pas satisfaisante, mais je ne connais aucun grand penseur qui l’ait affirmé aussi brutalement. Pour prendre deux exemples que l’on oppose souvent (à tort lorsqu’on en fait un système), Marx et Weber, aucun des deux ne se reconnaîtrait dans les raccourcis que l’on présente habituellement de leurs théories de l’histoire (en oubliant la dialectique chez Marx et les pages de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Weber où celui-ci demande à l’avance de ne pas faire de sa thèse l’opposée de celle de Marx). De plus, même si l’on peut critiquer un certain marxisme pour avoir tordu le bâton dans le sens du primat des forces productives, il convient toutefois de ne pas assimiler le primat au niveau des causes donné par le marxisme et le primat au niveau des finalités donné par le libéralisme. Tout ne se vaut pas, ou toutes les théories ne peuvent être renvoyées dos à dos.
Donc la réhabilitation du principe d’économie revêt une double dimension. La première est celle qui soumet toute activité à la Raison : économiser plutôt que gaspiller, cette économie prenant la forme d’un gain de productivité véritable si je suis capable d’intégrer dans ce calcul tous les éléments en jeu (ce qui n’est pas chose facile à cause des multiples externalités sociales ou environnementales), et la productivité du travail étant l’inverse mathématique de la valeur-travail.
La deuxième dimension de la réhabilitation du principe d’économie est de lui donner sa place (rien que sa place mais toute sa place) dans les grilles d’analyse que nous mobilisons pour comprendre et critiquer la société capitaliste qui a porté au plus haut point la finalité économique, non pas en soi, mais la finalité du profit, caractère réducteur s’il en est. Or si, au nom de la lutte contre l’économisme, on rejetait toute analyse mettant en lumière la spécificité de l’accumulation du capital, l’extorsion de la plus-value qui en est à la base, le rapport social salarial qu’elle implique obligatoirement, et la nécessaire adéquation minimale entre cette réalité et les formes institutionnelles tant politiques qu’idéologiques, non seulement on risquerait de se priver de compréhension mais aussi de moyens d’action. Car alors, lutter pour l’annulation de la dette, les taxes globales, les services non marchands, la protection sociale, contre les inégalités de toutes sortes et les discriminations, relèverait d’un économisme et nous serions désarmés. S’il fallait des indices montrant que la thèse d’une « autonomie » d’une sphère (l’économique) par rapport à une autre (le social) ne tient pas, on les trouverait dans le capitalisme le plus néo-libéral quand il veut absolument transformer les règles de gestion de la force de travail sans quoi il ne peut aujourd’hui agrandir ses marges de profit, et aussi dans le pôle opposé que nous tendons à ce capitalisme néo-libéral, à savoir réintroduire la démocratie partout, même et peut-être d’abord dans l’économie.

Le deuxième enseignement que je vois dans l’ « économie » mozartienne est de rendre accessible à tous ce qui relève du génie. C’est tellement simple que tout le monde peut chanter l’arpège ci-dessus, surtout lorsque l’harmonie orchestrale vient le soutenir, et la preuve est alors faite que la pratique de l’art peut devenir démocratique. Aussi le principe d’économie doit devenir un droit pour tous. Mais pour construire des droits pour tous, il faut d’abord se débarrasser de l’idée selon laquelle il existerait des droits « naturels » a priori.
L’histoire de la philosophie du « droit naturel » est un long cheminement depuis l’Antiquité avec Héraclite jusqu’à l’époque moderne avec Hegel notamment, en passant par Aristote, Thomas d’Aquin et les philosophes des Lumières. Hobbes surtout montre que l’idée d’un droit naturel permettant la libération totale du désir est contradictoire en elle-même car elle conduit à la mort. Et c’est avec les philosophes des Lumières que commence vraiment la critique des conceptions théologique et cosmologique du droit naturel au profit d’une conception anthropologique. Hegel achève la critique en distinguant la notion de nature correspondant à une vie « naturelle » où ne règne que la violence et dont il faut sortir, et la notion de nature renvoyant à une essence universelle de l’homme aspirant à la liberté. Les Lumières et Hegel renouent avec l’intuition d’Aristote pour qui il n’y avait pas d’exigence naturelle en dehors des normes convenues entre les hommes.
La question du « droit naturel » renvoie donc au rapport entre nature et culture puisque l’homme est un être social, et aussi au degré d’universalité des règles morales. On comprend que, face au droit proclamé de « source divine », donc « surnaturel », par les tenants de l’Ancien Régime, les philosophes des Lumières et les révolutionnaires de 1789 se soient battus pour imposer ce qu’ils considéraient comme étant propres à la condition humaine, à la « nature humaine », donc relevant d’un droit dit « naturel ».
Mais on peut juger, trois siècles après, que cette conception et cette appellation méritent d’être revisitées. Parce qu’elles entrent en contradiction avec une autre idée selon laquelle les droits humains sont des constructions sociales (idée d’Aristote d’ailleurs) et dont le caractère d’universalité n’est pas donné a priori mais résulte d’un choix conscient et toujours de conquêtes arrachées de haute lutte. Ainsi peut naître une philosophie de la réalité éloignée d’une conception éternelle, immuable. Si l’on posait l’existence d’un « droit naturel » défini comme « l’ensemble des normes universelles », on courrait le risque de concevoir celles-ci comme extérieures ou antérieures à la conscience et l’action collectives, ou produites ex nihilo. [2] Et c’est sur cette base qu’a pu être avancée et imposée la croyance selon laquelle le droit de propriété était un droit naturel alors qu’il est précisément une invention idéologique destinée à masquer l’appropriation sans laquelle il n’y a pas de propriété privée, le droit dit « naturel » venant alors la légitimer.
Cette divergence est théorique et politique et elle a plusieurs déclinaisons. Premier exemple : peut-on considérer que « des références normatives échappent à la culture » ? Si l’on répondait oui, on retomberait dans la contradiction signalée ci-dessus : le « naturel » ne serait qu’un nouveau déguisement du surnaturel.
Deuxième exemple : peut-on considérer qu’il existe des « intuitions morales universelles, c’est-à-dire indépendantes de la volonté humaine » ? Que signifie des intuitions (forcément humaines) indépendantes de la volonté humaine ? C’est une contradiction dans les termes.
Troisième exemple : si l’on disait que les animaux et la nature ont des droits autres que les devoirs que s’imposent les hommes envers eux, on viderait de son sens le concept de droit qui est typiquement humain. La déshumanisation du concept de droit passe par sa naturalisation. Comment ne pas s’étonner de cette tautologie selon laquelle il existerait « des références normatives ancrées dans la nature humaine » tout en définissant les références normatives précisément comme naturelles ?
Quatrième exemple : peut-on soutenir que la nature a une « valeur intrinsèque » à l’instar des économistes néo-classiques fraîchement convertis à la défense de l’environnement ou de certains écologistes qui croient bien faire en disant que la discipline économique ignore la « valeur » de la nature ? C’est ignorer la polysémie du mot « valeur ». Lorsque des économistes, écologistes ou non, affirment nécessaire de donner une valeur économique à la nature ou de mesurer la création de valeur économique par celle-ci, ils confondent valeur d’usage et valeur d’échange, réduisent la première à la seconde, sans voir que, en ce qui concerne la nature, nous sommes dans un registre qui échappe au domaine économique mais fait appel à un tout autre sens du mot « valeur ». S’il fallait un exemple pour « réfuter » leur idée : quelle est la « valeur » de la lumière solaire, ou du climat, etc. ? [3] Donc l’idée que la nature aurait une valeur (économique, car c’est toujours dans ce sens-là que la théorie dominante de l’environnement l’entend) intrinsèque (donc « indépendante de la volonté humaine ») est à rapprocher de l’idée qu’il existe un « droit naturel », intrinsèque lui aussi en quelque sorte.
La reconnaissance de notre environnement comme une dualité faite de donné et de construit devrait permettre d’éviter de définir d’un côté la nature en soi indépendamment de notre insertion en son sein, et à l’autre extrême la nature comme totalement construite. Dans le premier cas, le risque est la paralysie, dans le second, le risque est de transformer l’homme en démiurge dévastateur, oubliant que l’homme n’a pas d’autre habitat à sa disposition que la planète Terre. Entre l’écologie profonde et l’appel d’Heidelberg, il y a donc un espace théorique et politique.
Le refus du relativisme ne s’enracine pas dans un droit « naturel » mais dans une élaboration volontaire. Les droits sont tous datés historiquement et ce n’est pas les relativiser que de reconnaître leur historicité, c’est au contraire les renforcer puisqu’ils ont été conquis et non donnés. La défense des « droits de l’homme » ou des « droits des femmes » ne repose pas sur des lois naturelles mais ces droits sont inséparables de la lutte pour les obtenir.

En résumé, une conception anthropologique du droit, des droits, est cohérente avec une conception sociale de l’écologie, une conception dans laquelle c’est l’être humain qui conçoit et porte la « responsabilité » (Jonas) de la nature, l’environnement, etc. Une conception naturelle du droit est au contraire beaucoup plus proche, même à son corps défendant, d’une conception fondamentaliste de l’écologie, dont aux Etats-Unis la deep ecology est un exemple.
Le principe d’économie est un principe humain. Pourrait-donc dire qu’il n’est que le pendant d’un principe de vie puisque les plantes prennent le plus court chemin pour aller vers la lumière du soleil ? Je ne le pense pas car on ne peut attribuer aux plantes qui se développent sous l’effet de la chaleur une volonté consciente. Tandis que l’être humain ne pense pas toujours bien mais il pense [4]. Le moins de notes possibles, pourvu qu’elles « s’aiment » disait Wolfgang Amadeus. Quel génie quand même, écologiste 250 ans avant Attac… !


[1Le fa dièse est à la clé même si ici il ne se voit pas car les mesures sont photocopiées au milieu de la portée.

[2« Est "naturel" tout ce qui semble relever d’une évidence qui échappe à l’arbitraire personnel ou collectif. Aucun collectif ne peut se structurer et habiter un monde en commun sans partager les références dont chacun convient qu’elles échappent à l’arbitraire de chacun et de chacune : sans cela, la discussion sur tous les points est sans fin, et aucune coopération ni cohabitation n’est possible. Une partie de ce cadre est "naturel", au sens où il existe bien une réalité indépendante des jugements humains, et une autre partie, jusqu’à un point indéfinissable, est construite puis "naturalisée", au sens où l’artifice originel disparaît sous l’évidence d’une présence et d’un appui fiable et durable. » F. Flipo, « Le développement durable est-il l’avenir de la démocratie ? », La Revue du MAUSS, n° 26, second semestre 2005, p. 305. Le premier problème dans cette citation vient à mon sens du fait que l’auteur décide de donner le statut d’indépendance vis-à-vis des jugements humains aux jugements humains justement. Et il renvoie à un autre problème qui tient à l’ambiguïté du concept de « réalité » qui tantôt est utilisé pour désigner la matière totalement indépendante de l’action et de la volonté humaine (par exemple, relève de cette catégorie la rotation des planètes), tantôt est utilisé pour désigner les représentations humaines de cette réalité. Or, si les représentations peuvent avoir un effet sur la matière, il y a tout de même un point infranchissable entre les deux. Voir M. Godelier, L’idéel et le matériel, Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984.

[3Voir : J. Martinez-Alier, « Valeur économique, valeur écologique », Écologie politique, n° 1, janvier 1992, p. 13-39.
J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997 ; « Marxisme écologique ou écologie politique marxienne » in J. Bidet, E. Kouvélakis (sous la dir. de), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, Actuel Marx Confrontation, 2001, p. 183-200 ; « La misère de l’écologie », Cosmopolitiques, n° 10, septembre 2005, p. 151-158 ; « La richesse au-delà de la valeur », La Revue du MAUSS, n° 26, second semestre 2005, p. 349-365 ; http://harribey.u-bordeaux4.fr.
M. Angel, La nature a-t-elle un prix ?, Critique de l’évaluation monétaire des biens marchands, Paris, Les Presses de l’Ecole des Mines, 1998.

[4. « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » K. Marx, Le Capital, Livre I, 1867, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 1, p. 728.


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