Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret
Éditions les mille et une nuits (Appel des appels)
Alors que notre système éducatif est percuté de plein fouet par des vagues d’évaluations tous azimuts, (réforme de l’évaluation des enseignants, contrats d’objectifs, livret de compétences…) ce livre salutaire se propose d’interroger la question de l’évaluation au sens large, c’est-à -dire dans tous les domaines de la société. Et c’est peu dire qu’actuellement, le mot essaime partout : de l’évaluation des salariés aux palmarès des lycées ou des hôpitaux, en passant par les agences de notation, sans parler des évaluations en tous genres qui pleuvent sur nos élèves, mais aussi sur la recherche, l’évaluation est devenue, selon les auteurs « à la fois le dispositif et le symptôme d’un mode de contrôle social particulièrement dangereux  ».
La société occidentale demande maintenant à ceux qu’elle missionne, dans tous les domaines d’activité, de lui « rendre des comptes  », ce qui peut, au départ, sembler légitime, sauf que cette exigence se transforme en un mode de contrôle et de normalisation généralisé. Pire, l’évaluation tous azimuts contribue à mettre tout le monde en concurrence, brise de manière durable le contrat social, et génère un mode de fonctionnement totalement déshumanisé de notre société.
Les auteurs pointent de manière très convaincante toutes les failles de cette « évaluationnite aiguë  » : qui s’avère non seulement très coà »teuse financièrement, mais qui fait peser en outre sur les salariés une pression totalement insupportable : pour quelle efficacité ? Les auteurs citent en exemple ce chef de service d’un petit hôpital psychiatrique de province à qui on a imposé un « audit  » pour évaluer ses personnels : non seulement la procédure se transforme en un gouffre financier mais conduit également ce chef de service à procéder à des entretiens interminables d’évaluation de ses personnels… de sorte qu’il n’a plus le temps de visiter aucun de ses malades !
Les auteurs pointent le paradoxe suivant : alors que les procédures d’évaluation se multiplient, bien peu se penchent sur leur coà »t et leur efficacité, qui ne sont quasiment jamais évalués ! Pourquoi cette question est-elle passée sous silence ? Sans doute parce que « l’évaluationnite » présente l’énorme avantage d’asservir durablement ceux qui la subissent, de leur donner des ordres sans qu’ils puissent les contester et de faire de la politique sans en avoir l’air.
Le contrat social est bel et bien entamé par cette « folie  » évaluative et par cette dictature du chiffre. Chiffres que l’on présente tantôt comme évidents et indiscutables, alors même que les évaluations sont bien souvent conçues en amont en fonction de ce qu’on veut leur faire dire au final, alors même que ces chiffres se déduisent de rapports de force sociaux et symboliques. À d’autres moments, les chiffres sont soigneusement dissimulés lorsqu’ils ne vont pas dans le sens des résultats initialement attendus. Selon les auteurs, « rien de mieux que l’évaluation pour miner la conscience syndicale  », notamment lorsqu’elle qu’elle met en concurrence les salariés entre eux.
Pour étayer leur analyse, les auteurs du livre s’intéressent à deux domaines où l’évaluation a fait des ravages particulièrement terribles : celui de l’évaluation des psychothérapies et de la psychanalyse, (dont l’efficacité, régulièrement remise en cause, a fait récemment l’objet d’attaques très violentes), ainsi que le champ de la recherche, qui fait les frais d’une évaluation implacable, en lien avec la réforme des universités. Tout cela nous mène à un système absurde où les chercheurs, sommés de prouver en permanence l’efficacité de leur unité de recherche à coup d’audits et de pressions à la publication dans des revues scientifiques, en viennent… à ne plus pouvoir travailler du tout. Cette pression continue qui n’avoue pas ses réels objectifs conduit au final à l’appauvrissement, voire à l’abandon de pans entiers de la recherche, qui se retrouvent littéralement étouffés.
Autre question de taille soulevée par les auteurs du livre : tout est-il évaluable, à plus forte raison de manière chiffrée ?
Comment mesurer de manière absolument indiscutable, objective et absolue l’efficacité d’un soin psychiatrique ? À partir de quand et de quels critères peut-on considérer que son malade est «  guéri  » ? Et quel sens donner au mot « guérison  » ? Comment juger de manière ferme et définitive l’efficacité d’un enseignant ? Ne faudrait-il pas accepter une bonne fois pour toutes l’idée selon laquelle toutes les activités humaines ne peuvent pas ainsi passer sous les fourches caudines d’une évaluation chiffrée qui n’a pas grand sens lorsqu’elle s’applique à certaines d’entre elles ?
Selon les auteurs, la dictature de l’évaluation sous couvert de néo-management est surtout un moyen bien pratique que s’est donné le capitalisme pour soumettre les peuples et persévérer dans son être : il est donc urgent de la combattre. Pour cela, les auteurs ne se contentent pas d’en dénoncer les effets néfastes mais proposent également des pistes pour sortir de cette spirale infernale : selon eux, il est indispensable de réintroduire de l’humain dans tout cela, et surtout de réinterroger la notion de «  valeur  », pour combattre efficacement ces pratiques de néo-évaluation et refonder le contrat social.
Bref, un très bon livre, fort utile pour éclairer le sens des réformes qui pleuvent actuellement sur notre système éducatif mais aussi pour les remettre en perspective et montrer en quoi ces réformes participent d’un projet de société régressif beaucoup plus vaste, qu’il est urgent de contrer sur le plan idéologique, en s’appuyant sur une argumentation de fond.
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