Le droit du plus fort

Publié le samedi  17 novembre 2007

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L’agression de salles de cinéma d’art et d’essai, municipales ou indépendantes, par de grands circuits, est inquiétante.

MK2 et UGC, liés par la carte illimitée depuis septembre, poursuivent en justice le projet d’extension du cinéma le Méliès de Montreuil, salle municipale d’art et essai. Les deux circuits voient dans l’utilisation de fonds publics par cette salle un abus de position dominante et une violation des règles de concurrence. Ce n’est pas tout, UGC attaque aussi les salles Comœdia (Lyon), Bijou (Noisy-le-Grand), Palace Épinal. Suc de l’histoire, le Comœdia, salle privée, et le Méliès, salle municipale, appartenaient autrefois à UGC, qui les a abandonnées. Aujourd’hui, ces salles, redevenues dynamiques par leur animation, ont du succès et sont convoitées. MK2, qui n’aurait pu faire œuvre de producteur, exploitant et distributeur indépendant – qu’il faut saluer – sans aides, s’en prend aussi à la culture de la subvention. Étonnant venant d’un circuit qui en a bénéficié pour l’installation du MK2 Bibliothèque (Paris) ou pour la production et l’édition de films (Resnais, Bresson, Chaplin, Gus van Sant…) !

La règle du jeu

Le Centre national de la cinématographie (CNC), établissement public administratif, par un mécanisme sophistiqué de redistribution des recettes, aide la production, la distribution et l’exploitation. Un système de pointe envié par tous ceux qui aiment le cinéma dans le monde, alors que, depuis vingt ans, le secteur connaît une industrialisation accélérée par la financiarisation et l’entrée en Bourse des plus grands circuits.

Le cinéma français est placé sous surveillance de la Commission européenne jusqu’en 2011 et, du côté de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’accord général sur les commerces et les services (AGCS) couvre toute la gamme des services audiovisuels (télévision, vidéo, distribution, production, services connexes tels le doublage et la reproduction, projection des films, propriété et exploitation des câbles, satellites, stations de diffusion et salles de cinéma). L’exploitation cinématographique entre dans l’ère de la mondialisation, à l’aube de sa mutation numérique.

En octobre dernier, le CNC et le Filmförderunganstalt allemand se sont engagés sur la projection numérique en salles, appelant les Européens à équiper les salles, à installer des chaînes de distribution et à lancer la numérisation des films. Les deux institutions réclament pour cela l’unité de standards technologiques des salles et la neutralité de la technologie envers les différents acteurs de la filière.

En France, les ministères de la Culture et de l’Économie annoncent la création d’une mission sur « l’application du droit de la concurrence dans le domaine du cinéma ». La France va devoir jouer de constructions juridiques de plus en plus complexes, alors que s’accélère un processus de concentration jamais vu dans l’histoire du cinéma et de la communication. La projection numérique touchera l’ensemble de la structure industrielle du secteur et de ses métiers. L’organisation de réseaux de salles liés, au niveau mondial, à de grands groupes industriels intégrés verticalement et ayant signé des accords avec les gros distributeurs met en danger les exploitants, qui vont se retrouver rapidement sous contrôle. MK2 seul n’a pas les reins assez solides pour affronter une telle compétition, d’où l’alliance avec UGC.

La ruée vers l’or

La localisation des salles est un enjeu du marché, qui ne peut compter sur la seule population voisine d’un emplacement pour gagner le flux de clients nécessaires. Les salles s’implantent là où les clients font leurs courses ou sur leurs trajets de déplacement. La création de salles tient compte de la forte concentration géographique de l’offre de cinémas et du taux de fréquentation par département. Le marché analyse les effectifs de population concernés, la croissance moyenne de leur consommation et la recette unitaire actuelle. Selon le choix de clientèle et la stratégie du réseau, les cinémas vendront des films porteurs de trafic (blockbusters), d’autres films (programmation étendue) ou des produits annexes (confiserie, jeux, restauration).

La projection numérique en salle est le nœud de la numérisation définitive de la filière, libérée du support physique du film. Son projecteur s’amortit sur l’économie de la copie et de son transport vers les salles. Hors coûts d’investissement, la diffusion numérique devient compétitive à partir de 35 salles environ et la diffusion par satellite s’impose dès 40 salles. Pour les sorties massives (plus de 500 copies), les coûts de diffusion sont environ dix fois inférieurs à ceux actuels : un nombre élevé de copies avantage la diffusion numérique sur le 35 mm. Tout ceci, lié au versionnage des films, crée des conflits d’intérêt dans le déploiement du numérique : les économies associées à la projection n’apparaîtront que si un nombre suffisant d’exploitants accepte d’investir pour s’équiper.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire les agressions d’UGC et de MK2. UGC a conquis l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et rêve du marché européen. Les circuits veulent une refonte du système d’aide français, jusqu’ici fondé sur la redistribution, le soutien à la qualité et à la diversité de création. Ils feront pression sur le législateur pour qu’il libéralise l’exploitation et prive de l’accès aux subventions d’État les salles ou les collectivités territoriales audacieuses par la qualité de leur travail.

Par l’action des usagers et des élus, la mobilisation doit s’organiser pour coordonner la résistance des salles menacées. À Montreuil, fait exceptionnel pour une salle municipale de banlieue attaquée, les plus grands noms du cinéma mondial apportent leur soutien, d’Angelopoulos à Wenders, et la population a répondu présente à l’appel à mobilisation. Bon début, dans un combat où il faudra rendre Coup pour coup [1].

Laura Laufer


Article paru dans Rouge

[1Coup pour coup (1971) est un film que Marin Karmitz, fondateur de MK2, a réalisé alors qu’il militait à la Gauche prolétarienne (maoïste). Le film raconte une grève avec séquestration de patron dans une usine textile.


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