Trois analyses de Bernard Friot

Publié le dimanche  9 avril 2006
Mis à jour le jeudi  27 avril 2006
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1. En finir avec les mesures en faveur de l’emploi des jeunes
2. Pourquoi il faut obtenir le retrait du CNE

3. Jeunes : l’urgence de la sécurité sociale professionnelle, mais laquelle ?

1. En finir avec les mesures en faveur de l’emploi des jeunes

Participer aux manifs anti-CPE fait chaud au cœur : les jeunes refusent
désormais le rôle de variable d’appoint et de pression à la baisse sur les
salaires dans lequel les « mesures en faveur de l’emploi des jeunes » prises
sans discontinuer depuis 1977 ont tenté de les enfermer. Ce sont en effet
ces mesures qui ont organisé la précarité des moins formés et la chute du
salaire de tous, au nom de mensonges répétés à l’envi.
En moyenne, les jeunes ne chôment pas plus que les autres. Un jeune actif
sur quatre ou cinq, selon les années, est chômeur, et comme 30% des 15-24
ans sont actifs, cela signifie que 6 à 8% des jeunes sont au chômage : un
jeune sur 12 à 15 au chômage, et non pas un sur quatre comme le prétend un
mensonge d’Etat , c’est trop bien sûr mais ça n’est pas plus que dans les
autres tranches d’âge et ça ne légitime pas l’argument selon lequel mieux
vaudrait pour eux un petit boulot plutôt que rien du tout.
La description apocalyptique d’une jeunesse ne trouvant un emploi stable
qu’au bout de dix ans est un autre mensonge. Il y a certes une grande
précarité qui se concentre sur 20% des jeunes, ceux qui sortent de l’école
avec au plus le brevet des collèges : pour eux, trois ans après l’entrée
dans la vie active, le taux de chômage se situe entre 30 et 40% tandis qu’à
peine plus de la moitié sont en CDI. Les 40% qui entrent dans la vie active
avec un niveau de formation allant du CAP-BEP à une ou deux années de fac
sans diplôme (à l’exception notable des bacheliers industriels) ont eux un
taux de chômage trois ans plus tard de 15 à 20% et sont pour plus de 60% en
CDI. Quant aux 40% restant, qui arrivent sur le marché du travail avec un
diplôme égal ou supérieur à bac+2 (ou un bac industriel), ils connaissent
trois ans plus tard un taux de chômage inférieur à 10% et sont pour les
trois quart en CDI (un tiers l’étant dès la première embauche) : rien à
voir avec la précarité des sans formation.
Ces deux mensonges ont victimisé les jeunes en les posant comme chômeurs et
précaires justiciables de la solidarité nationale et non pas du droit du
travail : la « lutte pour l’emploi des jeunes » est devenue le moyen de
casser leur salaire par des mesures discriminatoires. Aujourd’hui, le
problème central de tous les jeunes sans exception, ce sont les très faibles
salaires. Entre 1977 (début des “ plans en faveur de l’emploi des jeunes ”)
et 1993, le salaire annuel moyen des hommes de 25 ans baisse de 31% en franc
constant alors que le PIB augmente en valeur de 25%. Certes l’allongement
des études fait que l’ancienneté dans l’emploi à 25 ans est plus faible en
93 qu’en 75, mais cette différence n’explique pas une telle chute du
salaire. Cette dérive s’est poursuivie depuis, aggravée avec l’explosion des
stages non ou extrêmement mal payés. On peut dire que pour que les jeunes
perçoivent aujourd’hui à l’embauche les salaires d’embauche de 1975 indexés
sur les gains qu’a connus depuis la productivité du travail, il faudrait
doubler leur actuel salaire.
La difficulté des jeunes à trouver un emploi normalement payé ne vient pas
de ce que l’Université ne formerait pas aux métiers : les salaires
d’embauche des diplômés de départements d’IUT extrêmement professionnalisant
ont eux aussi chuté. De même, on ne peut pas accepter la thèse de
l’inflation des diplômes. Ce qui épuise les jeunes dans la course au
diplôme, ce qui nous épuise comme enseignants formant des jeunes de mieux en
mieux certifiés et de plus en plus mal payés, c’est la sous-qualification
des embauches. C’est bien parce que les jeunes ont des diplômes élevés et
peuvent ainsi soutenir les mutations organisationnelles et technologiques
que les employeurs les embauchent, mais ils ne reconnaissent pas cette
certification dans les qualifications des postes à pourvoir.
La sous-qualification des postes de travail à l’embauche est organisée par
les mesures-jeunes qui ont fait du SMIC la nasse dans laquelle sont enfermés
durablement les primo entrants sur le marché du travail. Je me souviens
d’une anecdote significative : une inspectrice réunit le personnel d’une
école, chacun se présente, directrice, prof de CE2, etc… jusqu’au
responsable de l’informatique qui se présente comme « emploi-jeune », se
définissant ainsi non pas par la qualification de son travail mais par la
mesure dont il est l’objet et qui précisément, en le payant au SMIC alors
qu’il a un DUT, nie sa qualification.
L’impossibilité de poursuivre cette disqualification des jeunes peut
conduire le pouvoir à deux solutions. Il peut déplacer la cible des mesures
d’âge. Si l’on a l’oreille rendue attentive par ce qui s’est passé pour les
jeunes, avec trente ans de propagande assidue pour les poser comme des
chômeurs ayant droit à des mesures compassionnelles, on ne peut entendre la
petite musique qui enfle aujourd’hui à propos du taux d’emploi des seniors
que pour ce qu’elle est : la victimisation d’une nouvelle tranche d’âge, ces
plus de 55 ans dont le discours officiel répète qu’ils n’ont pas assez de
place sur le marché du travail. Les prémices des mesures-vieux à venir sont
les réformes des retraites qui réduisent le taux de remplacement et rendent
possibles les cumuls entre faibles pensions et petits boulots, et les « 
contrats seniors » qui sont apparus à l’automne dernier.
Le pouvoir peut aussi, anticipant le fait que la discrimination d’âge
suscite enfin le même refus que la discrimination de genre, préconiser une
extension de la précarité pour tous par le CNE généralisé comme le réclament
l’UMP de Sarkosy et le patronat. C’est pourquoi, en plus de la suppression
de toute mesure d’âge, le retrait du CNE est aussi important que celui du
CPE.

Bernard Friot, professeur de sociologie, Université Paris 10, IDHE, 4 avril
2006

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2. Pourquoi il faut obtenir le retrait du CNE

Le retrait du CPE est un préalable à toute négociation, laquelle doit vider
le CNE de son contenu. Car le CPE n’est pas né comme ça, d’une démangeaison
d’action d’un premier ministre volontariste : il est l’avatar le plus récent
d’une contre réforme d’ampleur longuement préparée par le MEDEF et l’UMP et
figure au centre du programme « de rupture » du candidat Sarkosy. Le CPE
étend à tous les moins de 26 ans le dispositif du CNE, mis en place
initialement pour les entreprises de moins de 20 salariés. Ces deux
expérimentations sont la première étape, si elles ne sont pas stoppées, vers
un CNE pour tous qui permettra d’en finir avec le CDI.
Qu’est-ce que le CDI en effet ? C’est un contrat qui protège le salarié
contre le licenciement de deux façons. D’une part, une loi de 1973 a
renversé la charge de la preuve en imposant une énonciation écrite des
motifs du licenciement : ainsi c’est maintenant à l’employeur de prouver que
le licenciement a une cause réelle et sérieuse, ce qui limite sa marge de
manœuvre et donne des atouts aux salariés dans leurs recours devant les
prud’hommes. D’autre part, une loi de 1975 et ses suites encadrent le
licenciement dans une procédure d’autant plus longue et contraignante pour
l’employeur que le licenciement entre dans un licenciement économique
collectif : obligation d’informer le comité d’entreprise qui peut faire une
contre expertise et contester ainsi la légitimité de l’argumentation
patronale (mais sans disposer d’un veto suspensif), responsabilité de
l’entreprise dans le reclassement des salariés voire dans la ré
industrialisation du bassin d’emploi. C’est en contrepoint du CDI qu’a été
défini le CDD. Au terme du contrat l’employeur n’a ni à justifier un
licenciement ni à assurer un reclassement : il verse au salarié une prime de
précarité égale 10% de la totalité des salaires qu’il lui a versés. Mais
s’il rompt le contrat avant la fin, il doit justifier le licenciement et
devra verser la totalité des salaires restant dus s’il ne peut prouver une
faute lourde du salarié.
Les intentions des contre réformateurs sont connues, elles font l’objet de
multiples rapports depuis le gouvernement Raffarin, en particulier les
rapports Camdessus et Cahuc-Kramarz : il s’agit de supprimer le CDI à
l’occasion de la suppression du CDD. Compte tenu des abus considérables de
son usage en particulier comme forme dominante du contrat d’embauche, la
suppression du CDD au bénéfice d’une généralisation du CDI serait évidemment
la bienvenue ! Mais ici il s’agit du contraire. La mise en place d’un
contrat de travail unique va être l’occasion de revenir sur les deux lois
constitutives du CDI tout en réduisant les garanties attachées au CDD.
L’employeur qui embauche un salarié dans le cadre du CNE peut le licencier
sans notification écrite du motif et sans contestation collective possible
de sa gestion dès lors qu’il verse une taxe au service public de l’emploi.
Dans les projets des contre réformateurs, que le CNE n’a pas encore
entièrement concrétisées, le licenciement n’est donc plus une affaire
d’ordre public, c’est une affaire privée qui relève du seul employeur : il
n’a à en rendre compte ni à la justice ni aux représentants des salariés.
Dès lors qu’il verse une taxe au service public de l’emploi et qu’il
respecte le préavis, sa décision de licencier est réputée légitime et il est
dispensé de toute responsabilité dans le reclassement des salariés. Il y a
là une inversion du sens de la sécurité sociale professionnelle sur laquelle
il faut d’autant plus insister que les contre réformateurs préconisent,
comme la CGT, de lier le droit au reclassement professionnel à la personne,
et non pas au poste de travail.
Quelle est en effet cette fameuse « personne » objet de toute leur
sollicitude ? Non pas un salarié porteur d’une qualification qu’il met en
œuvre dans un collectif de travail, qualification et collectif que la
législation du CDI met au cœur de l’exercice concret du droit du travail et
qui sont les points d’appui de la revendication de sécurité sociale
professionnelle (par ex. en maintenant le contrat de travail entre deux
emplois). Mais un individu tout nu défini par son manque d’employabilité et
justiciable à ce titre d’une solidarité nationale. Le licenciement efface
son statut de salarié, et il est remis au service public de l’emploi qui le
« profile », c’est-à-dire qui mesure son degré d’éloignement de l’emploi
selon un barème. Une telle opération de tri à l’arrivée au guichet unique
place d’emblée le licencié (comme le « jeune » aujourd’hui) dans une
définition en creux : sa qualification est niée, il est posé comme manquant
plus ou moins d’employabilité. La mesure de ce manque est cruciale car elle
commande toute l’opération tutélaire dont il va être l’objet : la
rémunération de l’opérateur auquel le service public de l’emploi va sous
traiter le reclassement du chômeur avec obligation de résultat sera d’autant
plus grande que l’employabilité de ce dernier sera faible. Au bout d’un
temps et d’un nombre de propositions refusées ou manquées, le chômeur doit
accepter une tâche d’utilité collective et, au bout du compte, accepter tout
emploi convenable.
Faut-il le souligner ? La garantie du reclassement tutélaire d’individus
dont la qualification est niée est à l’inverse de la revendication de
maintien de la qualification et du contrat de travail entre deux emplois qui
est à la base de la revendication de sécurité sociale professionnelle. Là où
celle-ci cherche à gommer le hiatus entre deux emplois en attachant la
qualification à des salariés posés dans leur appartenance à un collectif de
travail qu’il faut en permanence faire évoluer, celle-là utilise les
licenciements pour disqualifier des individus qui vont faire l’objet d’un
accompagnement tutélaire. La même formule : attacher les droits à la
personne et non au poste de travail, recouvre deux projets contradictoires.

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3. Jeunes : l’urgence de la sécurité sociale professionnelle, mais laquelle ?

L’affrontement sur le CNE-CPE place la revendication de sécurité sociale
professionnelle au cœur du débat public, avec deux positions antagonistes :

  • le droit à attacher à la « personne » est la sécurisation de ses parcours
    (désignée aussi comme « flexisécurité ») : les personnes sont des
    professionnels qui ont droit à un marché du travail performant sur lequel
    ils peuvent en permanence relancer la mise de leur employabilité.
  • le droit à attacher à la « personne » est le salaire : les personnes sont
    des salariés qui ont droit à l’émancipation du travail avec salaire à vie et
    mobilité d’emploi fondés sur une progression régulière de leur
    qualification.
    Poser ainsi les termes du conflit éclaire les enjeux des mesures à prendre
    pour en finir avec « les jeunes » et les faire entrer dans le statut commun.
    La première conception met au cœur les institutions du marché du travail :
    égalité d’accès au service public de l’emploi, obligation de résultat des
    organismes de formation et de reclassement, taxe sur les licenciements
    versée par les entreprises qui licencient selon le principe du
    pollueur-payeur, inclusion dans le contrat du travail du droit au
    reclassement et du devoir d’accepter un emploi convenable. On en finit avec
    « les jeunes » en labélisant les formations, en garantissant des suivis
    individualisés par des intermédiaires payés au résultat, en interdisant
    toute discrimination dans l’accès aux emplois, en assurant la portabilité de
    comptes épargne-formation d’une entreprise à l’autre, en offrant des
    services de garde d’enfants rendant les jeunes parents disponibles pour
    l’emploi, en découpant les diplômes en crédits cumulables permettant une
    grande souplesse dans l’usage de l’université tout au long de la vie, en
    utilisant les transitions professionnelles pour diversifier la gamme des
    possibles. Ces droits ne sont pas négligeables, et c’est ce qui fait
    l’attractivité de cette proposition de « sécurisation des parcours ». Mais
    le silence sur le salaire et la qualification dessine en creux le modèle du
    « professionnel » ainsi promu : un individu en permanence sommé de prouver
    son employabilité sur le marché du travail et de subordonner son travail à
    un employeur (ou à un donneur d’ordre, un fournisseur, un client dont il est
    captif, s’il est « indépendant »). C’est pourquoi ce modèle est inséparable
    d’une victimisation d’une partie de la population incapable ou peu désireuse
    de soutenir cette course à l’échalotte du travail subordonné. Ces victimisés
    vont faire l’objet d’un soutien tutélaire et la garantie minimale de leur
    revenu par l’Etat va exercer en permanence une pression à la baisse sur les
    salaires et les conditions d’emploi des performants.
    La seconde conception de la sécurité sociale professionnelle en finit avec « les jeunes » en les posant comme des salariés selon deux registres :
    salaire à vie et mobilité des emplois, grâce à une progression régulière des
    qualifications. Ici, le cœur n’est pas le marché du travail, mais
    l’émancipation du travail. L’enjeu est de libérer le travail de la
    subordination (au capital essentiellement, mais aussi vis-à-vis d’employeurs
    non capitalistes comme l’Etat) et non pas de l’y ramener en permanence comme
    dans le premier modèle. Cela passe par la poursuite de la déconnexion entre
    mesure du travail subordonné et droit à ressource telle que l’a commencée le
    salaire à la qualification. De même que les retraités touchent du salaire
    entre leur dernier emploi et leur mort sur la base de leur qualification
    d’activité, les jeunes ont le droit de toucher du salaire (et non pas une
    allocation tutélaire) avant leur premier emploi : l’attribution systématique
    du SMIC de 18 ans au premier emploi doit être la première étape de la
    sécurité sociale professionnelle. La seconde réforme qu’exige la grave
    dérive des emplois qu’ont organisée les mesures jeunes depuis 1977 est le
    doublement des salaires d’embauche. Il faut se fixer cet objectif sur
    plusieurs années, en organisant par un coup de fouet à la négociation
    collective interprofessionnelle et de branche les effets positifs en cascade
    qu’aura un tel doublement sur l’ensemble de l’échelle des salaires. La chute
    des salaires d’embauche est certainement la donnée la plus inquiétante des
    dernières décennies et elle constitue la base de la décélération de
    l’ensemble des salaires : leur doublement négocié sur quelques années
    (assortie de l’interdiction d’embaucher un diplômé comme stagiaire) sera le
    signal clair d’un changement de cap. A partir du premier emploi,
    l’attribution de la qualification à la personne du salarié et non pas à son
    poste de travail fait que le salaire lié à cette qualification ne peut être
    ni supprimé ni revu à la baisse en cas de perte ou de changement d’emploi,
    cependant que les salariés sont en permanence soutenus dans le passage des
    épreuves nécessaires à l’amélioration de leur qualification : ici beaucoup
    des mesures présentées plus haut peuvent être mobilisées, dans un sens
    retourné puisqu’elles sont à l’appui et non au déni de la qualification de
    la personne.
    Comment financer l’attribution du SMIC entre 18 ans et le premier emploi
    ainsi que le doublement du salaire d’embauche ? La centaine de milliards
    d’euros nécessaires représenterait une hausse de 6 à 7 points de PIB, à
    étaler sur plusieurs années. C’est parfaitement absorbable, comme l’a été
    l’attribution de pensions aux retraités (qui représentent aujourd’hui plus
    de 12 % du PIB), dès lors que l’on considère qu’il s’agit d’attribuer une
    valeur à du travail déjà-là : les jeunes, qu’ils soient actifs ou étudiants,
    ont une activité productive utile, et la reconnaître au SMIC (pour ceux qui n’ont pas d’emploi) ou par des salaires d’embauche plus élevés est aussi légitime et pas davantage inflationniste que de reconnaître dans des
    pensions l’utilité du travail des retraités. Cela suppose évidemment que
    nous combattions la réaction monétariste qui depuis les années 1980 met en
    cause la hausse des salaires, des cotisations sociales et des impôts en
    imposant à nos sociétés la camisole de l’accumulation financière et de la « création de valeur » pour l’actionnaire.

Bernard Friot, professeur de sociologie, Université Paris 10, IDHE, 4 avril 2006

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