Christian Laval est notamment l’auteur de « L’école n’est pas une entreprise. Le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public » - Éditions La Découverte 2004 et co-auteur avec Pierre Dardot de « La nouvelle raison du Monde. Essai sur la société néolibérale » (Éditions La Découverte, 498 p., 26 €), février 2009
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La réforme managériale et sécuritaire de l’école
L’école-entreprise, tel semble bien être l’objectif des nouveaux réformateurs de l’école à l’ère néolibérale et sécuritaire. Ne serait-il pas temps de faire de l’école une machine « efficace  », de la soumettre à la saine pression concurrentielle du marché, à l’évaluation généralisée des résultats, à la surveillance numérique des élèves et des professeurs, au dépistage des comportements anormaux ? L’heure n’est plus à la démocratisation de la culture, elle est à la croissance de la productivité des enseignants et à leur mutation en hommes d’entreprise. La raison ultime de « la réforme de l’école  », qui prétend à l’exclusivité, a un nom unique : la performance, le nouveau mantra des « modernisateurs  ». L’école est désormais soumise à la logique économique globale de la compétitivité, dans ses fins, dans sa justification politique, dans ses catégories pratiques, dans ses formes d’organisation. Un nouveau mode de gouvernement de l’école s’impose qui touche au cÅ“ur du métier enseignant, qui affecte directement les rapports pédagogiques, qui modifie le sens des apprentissages et la nature de l’enseignement. Il est régi par un dispositif de concurrence et de surveillance, gage supposé de performance.
En France, ce nouveau mode de gouvernement de l’école n’est pas encore complètement identifié par les professionnels de l’enseignement et par les parents, encore moins par l’opinion. Qui lit en effet les rapports abscons et monotones des institutions internationales (OCDE, OMC, Banque mondiale, Commission européenne) où sont décrits pourtant avec précision les objectifs et les méthodes de la réforme managériale ? Cette méconnaissance tranche avec des pays plus « en avance  » comme le Royaume-Uni ou les États-Unis par exemple, où les conséquences sur le terrain et dans les esprits se font sentir depuis plus longtemps [1].
Comprendre la nature du changement en cours n’a rien d’évident parce que nous avons affaire à des tendances dominantes, à des processus complexes et souvent contradictoires, à des réformes ponctuelles et successives, dont la cohérence d’ensemble est souvent masquée par des effets idéologiques anesthésiants. Plus troublant encore, ce nouveau régime scolaire tente de se donner une légitimité par la critique de l’ancien modèle d’école, inégalitaire et bureaucratique, traitant la population des élèves et des étudiants comme une grande masse que l’institution sélectionne, distribue dans des tuyaux étanches et finalement répartit dans des groupes socioprofessionnels remarquablement proches de ceux de leurs milieux familiaux d’origine.
Aux maux de cette école, les néoréformateurs entendent imposer une solution universelle qui a pour nom « l’école managériale  » [2], et qu’on pourrait aussi bien nommer « l’école entrepreneuriale  ». Cette dernière n’a pas été toute inventée par les modernisateurs de l’école. Ils ne sont que les importateurs d’une rationalité globale qui a pour norme la concurrence du marché, pour modèle l’entreprise, et pour instrument le management de la performance [3].
Pourtant, la mutation de grande ampleur qui est engagée n’a pas toutes les vertus qu’on lui prête. Elle commence même à faire sentir des effets qui entraînent désarroi, lassitude mais aussi révolte et désobéissance du côté des enseignants. Il ne s’agit pas ici de « dénoncer  » le cours nouveau pour mieux embellir l’ancien, mais de proposer un cadre d’analyse apte à rendre compte de ce qu’il a de singulier.
L’école devient une entreprise (presque) comme les autres
La logique qui sous-tend la modernisation de l’école est maintenant commune à toutes les institutions publiques. C’est celle de la concurrence et de la surveillance. L’argument qui la motive dans l’enseignement est connu. Les professeurs pèsent sur les fonds publics, accroissent la dette « laissée aux générations futures  », cela pour un résultat économiquement peu rentable à l’heure de « l’économie de la connaissance  ».
Comment faire pour que les enseignants se centrent désormais sur leur mission principale : produire « des compétences nécessaires à la compétitivité de l’économie française immergée dans la compétition mondiale  » ? Cela suppose une révolution symbolique, technique et organisationnelle. La mutation, déjà bien entamée, a commencé dans le champ de l’enseignement par l’usage de la langue économique (offre, demande, marché, compétences, capital humain, calcul des « rendements  »). Les professeurs, de la maternelle à l’université, ont été peu à peu regardés comme des salariés d’entreprises scolaires, des techniciens du rapport pédagogique, des opérateurs d’une « ingénierie didactique et pédagogique  » élaborée par des experts de laboratoires. Les identités professionnelles des enseignants ont été ramenées à la banalité du travail en entreprise, et ce au nom de la suppression des « privilèges  ». Une immense littérature a répandu l’idée que la seule véritable justification des investissements scolaires résidait dans une formation professionnelle adaptée aux besoins des entreprises et permettant l’insertion professionnelle.
L’État a mis très activement en place les outils nécessaires à la construction d’un marché scolaire. Le changement a commencé dès les années 1980 par une réforme du « pilotage  » des établissements secondaires à l’occasion de la décentralisation. La « demande  » des familles est alors érigée en principe régulateur du système d’enseignement selon une logique concurrentielle. Le « libre choix des familles  » entre écoles est regardé comme une source de transparence, d’émulation et de progrès pour le système scolaire. Le modèle de management par la « pression du client  » commence alors à s’imposer dans le service public, favorisant une mutation de ses missions et de ses valeurs. La diversification de « l’offre  » de chaque établissement en fonction des publics (les « projets d’établissement  » de la Loi Jospin en 1989), une dépendance accrue aux financements locaux, la création d’indicateurs de productivité (la « valeur ajoutée des établissements  ») qui sont largement diffusés par la presse (les « palmarès annuels des collèges et des lycées  ») sont censées donner aux familles les instruments objectifs de leur « choix  » dans les meilleurs établissements et les inciter à faire pression sur les équipes pédagogiques et les collectivités locales pour améliorer l’école. La construction du marché scolaire se poursuivra tout au long des années 1990 par l’assouplissement progressif de la carte scolaire et ceci jusqu’à sa suppression complète annoncée pour 2010 [4]. En bref, les gouvernements successifs ont encouragé les comportements guidés par l’intérêt personnel des familles, ce qui n’a pas été pour rien dans le développement des inégalités sociales et des ségrégations ethniques dans le milieu scolaire.
Faire agir la pression de la concurrence suppose de transformer les établissements scolaires en des sortes de petites entreprises. Comme il y a des outils de la concurrence de marché, il y a des outils du management d’entreprise. C’est là tout l’objet de la Nouvelle Gestion Publique, certes bien lente à déployer tous ses effets dans le monde de l’enseignement public français, attaché à des principes d’égalité des usagers devant les services publics et aux valeurs d’intérêt général. Mais des progrès ont été réalisés dès la fin des années 1980, qui ont permis de donner plus d’autonomie à leurs équipes de direction, de doter celles-ci de pouvoirs et de moyens de contrôle sur leur personnel plus importants, y compris en matière de recrutement. Des modifications ont été également réalisées dans la mentalité et le comportement des chefs d’établissement.
Quant aux enseignants, leur transformation en hommes d’entreprise est plus lente et beaucoup se disent, en haut lieu, que sans la destruction du verrou statutaire de la fonction publique on ne parviendra guère à modifier leurs conduites dans le sens souhaité [5]. En attendant ce pas décisif, il convient d’établir, pour compléter les mesures de la performance des établissements et des enseignants, les instruments du contrôle individuel et les incitations personnelles à l’efficacité. Le cadre législatif de la culture du résultat est déjà en place (la loi organique relative aux lois de finances ou LOLF), les instruments gouvernementaux de la Nouvelle Gestion Publique sont opérationnels (la révision générale des politiques publiques ou RGPP). Mais il reste encore à installer les dispositifs plus fins et plus concrets permettant de mettre en compétition les enseignants par le biais de la mesure de la performance de leurs élèves, et à faire fonctionner des contrôles plus précis de leur activité par le levier de « l’obligation de résultats  ». Des pas importants ont été franchis, en particulier par la généralisation de la référence des objectifs au « socle commun des compétences  » [6].
Le « contrat d’objectifs  », qui prend depuis la loi d’orientation sur l’avenir de l’école d’avril 2005 le relais des projets d’établissement, est l’instrument typique de la Nouvelle gestion publique. Il permet de « conduire les conduites  » par une triple séquence : la fixation contractualisée d’objectifs-cibles pluriannels, l’évaluation la plus individualisée possible des performances, la distribution de récompenses individuelles au « mérite  ».
Contrôler les enseignants n’a pas pour seul enjeu l’intensification de leur charge de travail et la hausse de leur productivité. On n’enseigne pas dans l’optique de l’employabilité de la même manière que dans celle de la culture intellectuellement émancipatrice. Tout se réordonne peu à peu selon la finalité professionnelle des études : définition plus utilitaire des contenus des formations, établissement d’un « livret des compétences  » conçu comme un « passeport pour l’emploi  », pilotage des individus vers le monde professionnel par des dispositifs souples d’orientation et d’accompagnement, inculcation de l’esprit d’entreprise, multiplication des stages en entreprises, enseignement présentant une vision « positive  » de l’économie de marché et des entreprises.
Produire efficacement le capital humain suppose également un suivi plus individualisé de la construction des compétences, une gamme plus large de choix entre enseignements, une responsabilisation accrue des individus dans un parcours choisi. « L’activation  » des conduites propre au gouvernement néolibéral des individus qui leur enjoint de « se prendre en charge  », d’être individuellement « responsables  » de leurs échecs comme de leurs réussites, s’apprend dès l’école. L’autonomie est réinterprétée comme capacité individuelle de faire les choix les mieux adaptés à ses intérêts mais aussi les plus « payants  » sur le marché des formations. L’enseignant est, quant à lui, invité à se transformer en coach diagnostiquant et comblant les compétences défectueuses et guidant « l’apprenant  » vers l’emploi. Quant au professionnel de l’orientation, il est invité à se convertir en « courtier en orientation  », selon la formule particulièrement éloquente de la Commission européenne [7] : c’est dire qu’il ne lui revient pas d’aider par son écoute un désir à se formuler, mais bien de rationaliser le désir de son « client  » en fonction des exigences du marché du travail. Existera-t-il d’ailleurs encore sinon comme auxiliaire de « l’orientation numérique  » à laquelle l’élève est conviée ?
Ainsi, l’institution devient un « quasi marché  » dans lequel les individus doivent se piloter en fonction de leurs intérêts et des investissements personnels ou familiaux qu’ils veulent consacrer à leur formation. Il ne s’agit nullement d’imposer partout la vente d’un produit éducatif marchand comme le laisse entendre la dénonciation trop courte de la « marchandisation de l’école  », il s’agit de façon plus diffuse et plus générale de réguler le système éducatif selon le modèle du marché, que ce soit pour le choix des établissements ou pour la détermination des cursus suivis. La doctrine qui sous-tend aujourd’hui la réforme du lycée, dans la continuité des transformations de l’université, préfigure cet aspect du régime éducatif néolibéral. L’école finalisée par l’insertion professionnelle se recentre sur l’orientation : « D’appendice du système éducatif, elle doit en devenir la colonne vertébrale  », note un récent rapport de Richard Descoings [8]. L’organisation du nouveau lycée, qui peut séduire au premier abord élèves et parents, consiste à donner aux élèves les outils de « la libre gestion de leur propre parcours  », les instruments de « pilotage de leur propre scolarité  ». Richard Descoings définit bien l’objectif : il faut des « élèves actifs dans leur orientation, et équipés d’une boussole  » [9]. On passe ainsi d’un modèle dans lequel l’institution revendiquait le pouvoir de trier et de sélectionner les élèves à un système de gestion plus « doux  » où les individus sont requis d’exercer un libre choix. Mais cela a pour contrepartie de faire reposer sur les épaules de l’élève la responsabilité entière de son destin scolaire et de son employabilité future.
Le sens des réformes en cours
La politique du gouvernement depuis 2007 vise à accélérer la mutation vers ce nouveau modèle scolaire. Son effet le plus probable sera de restreindre un peu plus les quelques marges de liberté que, en dépit de sa hiérarchie et de ses travers bureaucratiques, l’ancienne école laissait encore aux enseignants et aux élèves. Car deux logiques de contrôle vont désormais se croiser : celle qui est liée à la mise en concurrence des établissements et à la « pression du client  » qu’elle implique ; celle de la surveillance managériale dotée de nouveaux instruments. Désormais, l’enseignant devra être à la fois un « entrepreneur  » soumis à la sanction du marché scolaire et un exécutant de prescriptions professionnelles soumis plus régulièrement à des procédures de contrôle.
La campagne pluriannuelle de suppression de 80 000 postes d’enseignants qui s’est ouverte en 2007, sous l’égide de la RGPP, a frappé les esprits : 11200 postes en moins en 2008, 13500 en 2009, 16 000 en 2010. Faire des économies en taillant dans les effectifs semble une fin en soi. En réalité, cette diminution est aussi un levier pour accroître la productivité et pousser les enseignants à « travailler autrement  », selon une « logique de résultats et non plus de statuts  ». Le député Benoist Apparu s’est dit « convaincu que la suppression de postes  » dans l’Éducation nationale « obligera l’institution à s’interroger sur elle-même et à se réformer  ». « Seule la baisse des moyens obligera l’institution à bouger  », a-t-il ajouté, laissant voir ainsi la fonction proprement disciplinante de la baisse programmée des effectifs. [10] La saignée réalisée dans les effectifs, la réduction de la formation des enseignants nouvellement recrutés, la suppression brutale de 30 000 « assistants de vie scolaire  » en juillet 2009, ne pourront en effet que dégrader les conditions d’enseignement. Cette dégradation programmée sera un levier cyniquement employée pour « obliger l’institution à se réformer  ».
Au nom de l’« efficacité  », l’école primaire s’est vue imposer de façon très autoritaire de nouvelles méthodes de lecture et de nouveaux programmes « dont la référence est le socle commun des connaissances et des compétences issu de la loi d’orientation d’avril 2005, déclinaison nationale de la politique éducative européenne. Les progrès dans la performance des écoles devront être réalisés avec deux heures de cours en moins par semaine, du fait de la suppression des heures du samedi [11]. Aux maîtres de se débrouiller pour atteindre les objectifs assignés. Il est vrai qu’ils sont désormais strictement encadrés par des prescriptions détaillées en matière de progressions annuelles, spécialement en grammaire.
En septembre 2008, le ministre annonce brutalement la suppression massive des postes de RASED (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) qui sont remplacés par deux heures de soutien individualisé apportés par chaque enseignant [12]. Aux maîtres de se débrouiller pour résoudre par eux-mêmes les problèmes posés par les élèves « en situation d’échec  ». La combinaison de deux principes se lit comme à livre ouvert dans cette première série de mesures : l’expertise autoritaire sur le mode taylorien qui fait de l’enseignant un opérateur docile du « bureau des méthodes  » ; la « responsabilisation individuelle  » des enseignants qui doivent atteindre avec moins de moyens des objectifs qui leur ont été fixés sous peine de sanction.
Il fallait encore mettre en place un autre dispositif stratégique : les évaluations nationales en CE 1 et CM 2 conçus comme des « outils de pilotage  » permettant, comme en d’autres pays, de classer les établissements, mesure nécessaire pour assurer une « compétition loyale  » sur le marché de l’école, et d’évaluer les enseignants en mesurant les résultats aux tests obtenus par leurs élèves. Les résistances ont été nombreuses, et les syndicats d’enseignants ont su neutraliser certains des usages les plus immédiatement dangereux en imposant, par exemple, l’anonymat des résultats fournis à l’administration. Toutefois, il est probable qu’une fois ce pas franchi, la « comparaison  » entre écoles et entre enseignants sera mise à l’ordre du jour, ce qui permettra de fonder sur des données prétendument objectives « la récompense au mérite  » sans laquelle les maîtres n’auraient aucun stimulus les poussant à améliorer les résultats de leurs élèves.
Il faut remarquer à cet égard combien massive est la présupposition qui structure le mode de gouvernement néolibéral de l’école : les maîtres ne sont supposés agir que sous le motif de l’intéressement matériel et par peur de la sanction hiérarchique. De la même façon, tous les progrès sont attendus de procédures techniques et administratives permettant une prescription plus impérative et une surveillance plus étroite des actes professionnels.
Il semble qu’une politique qui reposerait sur la confiance dans les professeurs soit désormais impossible : les valeurs morales et politiques, l’amour du métier, le dévouement professionnel, le goà »t pour le savoir, une solide formation professionnelle, enfin toutes les manières possibles d’accrocher durablement un désir à un métier, ne sont plus que vaines fantaisies. C’est ainsi que l’on peut mieux comprendre la remise en cause de la formation des maîtres à l’occasion de la « masterisation  » du niveau de recrutement. Si la suppression de la seconde année de formation professionnelle de fonctionnaires stagiaires trouvait une partie, sans doute grande, de ses raisons dans les économies de postes (le but étant d’affecter désormais sans préparation les reçus aux concours dans les classes), on a moins vu que cette mesure était conforme à la toute-puissance supposée du dispositif de concurrence et de surveillance : en quoi serait-il donc encore nécessaire d’apprendre un métier si l’on peut piloter des « opérateurs  » à l’aide d’instruments managériaux de « proximité  », c’est-à -dire en agissant sur les motivations des individus auxquels ces instruments sont appliqués ?
L’école du contrôle continu
Ordonner l’institution d’enseignement à la performance implique un changement sensible dans ses finalités et dans ses principes. Cette conception strictement utilitaire de l’école ouvre la voie à une instrumentalisation très directement politique de l’enseignement. La laïcité, l’esprit critique, la formation progressive des intelligences ne sont plus guère prisées dans l’entreprise scolaire et universitaire. Le pouvoir politique, relayant les pouvoirs économiques ou religieux, fait désormais fi des vieilles libertés étrangères à la logique d’efficacité. Nulle limite de principe n’arrête désormais les néoréformateurs qui, par exemple, entendent modifier de l’intérieur l’enseignement des sciences économiques et sociales dans un sens favorable aux souhaits patronaux. Nulle hésitation à dicter aux enseignants la signification qu’ils doivent donner à certains faits historiques (Résistance ou colonisation). Le principe selon lequel l’enseignement obéit à des principes autres que celui de l’opportunité politique, par exemple celui de la preuve scientifique, est dans la pratique en voie de péremption.
De la même manière, le « socle de compétences  » enferme, dès la maternelle, une dimension moralisatrice, voire nationaliste particulièrement chère aux tenants de l’ordre social : « l’instruction civique et morale  » prônée par Nicolas Sarkozy dans son discours du 15 février 2008 à Périgueux ressemble fort à un endoctrinement nationaliste, en dépit de la dénégation du discours présidentiel : ’ce n’est pas faire du nationalisme que d’apprendre à nos enfants les valeurs du drapeau tricolore, de Marianne, et de se lever à l’écoute de l’hymne national.’ Le retour aux fondamentaux, (back to basics) des courants conservateurs un peu partout dans le monde se marient finalement assez bien avec la conception toute entrepreneuriale des objectifs de l’école. L’entrepreneur pour l’efficacité et le prêtre pour la morale sont érigés en idéal à suivre par les enseignants [13].
Mais ce n’est peut-être pas dans cette ingérence directe sur les contenus que résident les transformations probablement les plus « prometteuses  » en matière de contrôle des comportements. L’école sera de plus en plus le lieu d’expérimentation et de diffusion de multiples techniques de normalisation de la population scolaire. Dans « l’école efficace  », l’échec scolaire, le décrochage, l’absentéisme, l’insuffisance des résultats, le redoublement sont autant de coà »ts à réduire. Plutôt que d’accroître l’encadrement humain, la tentation est forte de pratiquer le repérage informatique des déviances et de confier leur traitement à des dispositifs techniques censés permettre la « gestion des publics fragiles et des zones sensibles  » (quand ce n’est pas à des recettes médicamenteuses comme dans le cas de « l’hyperactivité  »). Cette école soumise à une logique de productivité est de plus confrontée, certes de manière inégale, à des enfants et à des jeunes dont les manières de se tenir et de parler, les capacités de concentration, les facultés d’apprentissage semblent profondément altérées et difficilement compatibles avec les acquisitions scolaires. Or, loin d’interroger les conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent de rendre compte du caractère de plus en plus critique de l’éducation dans une société totalement ordonnée à l’impératif de la performance, les « modernisateurs  » sont incapables d’imaginer d’autres « solutions  » que celles qui procèdent des dispositifs de surveillance, des dépistages de troubles de comportements [14].
La constitution d’un fichier individualisé de tous les élèves du primaire (Base élèves premier degré) a été vivement contestée ces derniers mois par de nombreux professeurs, directeurs d’écoles et parents d’élèves [15]. Ce fichier informatisé et centralisé, expérimenté depuis 2004, stocke, sans que les parents en aient été informés et sans que le législateur ait été consulté, les renseignements recueillis lors de l’inscription de chaque enfant dès l’école maternelle (nom, prénom, adresse, nationalité, l’année de leur arrivée en France, dossier médical ou psychologique, handicap etc.). Associé à un identifiant personnel attribué à chaque enfant dès la maternelle, ce fichier individualisé pourra être alimenté par toutes les informations collectées par l’administration sur l’élève. Il permettra de conserver pendant trente-cinq ans des informations sur les quatorze millions d’individus passés par l’école. Ces données ne restent pas dans l’établissement scolaire. Elles sont transmises à l’Inspection académique et pour partie aux mairies. Elles peuvent être « interfacées  » avec des fichiers d’autres ministères. Il est à remarquer que, sans que les parents en aient été davantage informés, il existe depuis 1995 un dispositif équivalent dans l’enseignement secondaire appelé Sconet qui comporte également des données nominatives transférées dans une base de données académique.
Depuis novembre 2008, près de 200 directrices et directeurs d’écoles ont signé un appel à ne pas utiliser Base élèves  » [16]. Ces défenseurs des libertés font l’objet de sanctions et de retraits de salaires de la part de leur hiérarchie. Soutenus par le Syndicat des avocats de France, plusieurs centaines de parents ont déposé plainte contre X, considérant que Base élèves portait différentes atteintes aux lois et conventions relatives à la protection de la vie privée, aux droits de l’Homme et de l’enfant.
Le ministre Xavier Darcos a finalement admis, quatre ans après le début des premières expérimentations, le caractère « liberticide  » de certains items tout en défendant le principe de son développement au prétexte d’une gestion plus fine des effectifs et d’une rationalisation des postes et des classes.
L’interconnexion de ce fichier central avec toutes les données pédagogiques (notes, appréciations) et comportementales (absences, incivilités) comme avec le « livret électronique des compétences  » constitue un moyen particulièrement puissant de contrôle social, en parfaite complémentarité avec d’autres fichiers de police. Il permet ainsi une traçabilité exhaustive de l’élève et constitue le moyen d’un profilage scolaire et psychologique qui pourra servir non seulement pour l’orientation, mais aussi pour la répression des « déviances  » comportementales. C’est ainsi que le gouvernement le 22 avril 2009 a adressé une instruction aux préfets et aux recteurs d’Académie leur enjoignant de mettre en place à partir de la rentrée 2009 « une interconnexion des différentes bases de gestion interne pour améliorer le repérage des élèves décrocheurs, ou sortant sans qualification du système scolaire  » [17].
Si ce travail de repérage informatique est prioritairement ciblé sur les lycées professionnels, les centres de formation des apprentis et les « territoires sensibles  », il n’en offre pas moins un témoignage particulier sur les évolutions en cours [18]. Le principe structurant de l’employabilité débouche pratiquement sur des techniques de normalisation inédite. Désormais l’échec scolaire, l’absentéisme, le décrochage ne seront plus considérés d’abord comme des déficits à traiter sur le plan scolaire, comme il était de règle dans l’ancien régime scolaire centré sur l’acquisition des connaissances [19], mais comme des anormalités comportementales ayant valeur de prédiction de la délinquance. On passe progressivement d’une problématique de la déficience scolaire à une problématique de la déviance socioéconomique.
On commence même à voir, avec ce cas extrême des décrocheurs, comment la logique économique de la construction des compétences va pouvoir s’articuler à une logique sécuritaire d’observation, de repérage et de contrôle des conduites au regard de la norme de l’employabilité. Plus généralement, on peut mieux comprendre les usages qui pourraient être rapidement faits des fichiers de l’éducation nationale et du « livret de compétences électronique  ». Une sorte de casier comportemental individuel nourri de toutes les informations numériques apportées par les enseignants et les directions d’établissement pourrait accompagner le jeune durant sa scolarité et même constituer, au-delà de la scolarité secondaire, un moyen d’orientation dans l’enseignement supérieur, voire un nouveau type de « livret de travail  » électronique.
On ne s’étonnera pas alors de constater que l’école devient un espace à surveiller de toutes les manières possibles : installation biométrique de filtrage des entrées, caméras de vidéosurveillance, portique de détection, autorisation de fouille des cartables par les enseignants, et même création d’une « force spéciale d’intervention  » [20]. La surveillance du milieu scolaire relève d’une logique générale tellement puissante qu’elle conduit à confondre les rôles des enseignants et des officiers de police judiciaire. Elle tend même à se substituer à toutes les autres options possibles pour régler les problèmes auxquels sont confrontés les établissements scolaires. La production des compétences humaines exige plus que jamais la mise en Å“uvre d’un contrôle continu des élèves et des professeurs.
« En conscience, je refuse d’obéir  » (Alain Refalo)
Il est de la nature des transformations qui affectent l’école de ne pas immédiatement délivrer leur sens : les dispositifs normalisants les plus décisifs se mettent en place par des branchements de techniques, de pratiques, de mesures qui, prises isolément, ne paraissent pas dangereuses. Nombre de professeurs sont même conduits à devenir les agents actifs de leur propre contrôle sans parfois en avoir la moindre conscience. C’est ainsi qu’ils sont contraints de faire passer aux élèves les évaluations qui serviront à les évaluer et qu’ils sont invités à numériser toute leur production pédagogique depuis le cahier de texte jusqu’à leur cours en passant par le carnet de notes dans des « espaces numériques de travail  » accessibles en permanence à leurs hiérarchies et aux parents d’élèves. Chaque enseignant devient à la fois l’émetteur des informations qui serviront de support au contrôle le plus détaillé et le plus constant qui pourra s’exercer sur lui et le producteur de données qui viendront alimenter le fichier individuel des élèves. Quant aux parents, qui généralement ignorent l’existence même du fichage de leur enfant, ils sont parfois les premiers à réclamer la mise en ligne des données les plus sensibles sur la scolarité des élèves.
Ce sont ces conditions qui expliquent la forme et le contenu des nouvelles mobilisations qui se mènent aujourd’hui sur le terrain de l’école, avec de plus en plus souvent le soutien des parents d’élèves. Elles ont au moins deux traits majeurs. D’une part, elles cherchent à rassembler sur une base souvent locale et dans un même collectif de parents et d’enseignants les forces d’opposition et de contestation « de la maternelle à l’université  ». Tout se passe comme si la généralisation d’une même politique managériale à tous les niveaux conduisait à l’action unitaire de ces « collectifs parents/enseignants  » ou de ces comités « sauvons l’école publique  » un peu partout en France. D’autre part, ces mobilisations prennent la forme de l’objection de conscience professionnelle [21]. Sans remplacer les formes de lutte menées par les organisations syndicales, lesquelles ont réussi ces derniers mois d’importantes mobilisations, « ces résistances pédagogiques  » posent les questions au niveau le plus radical qui soit, celui de l’éthique du métier d’enseignant [22]. L’insurrection morale et politique des désobéisseurs, qu’il s’agisse des enseignants qui refusent d’appliquer les faux remèdes des groupes de soutien, en lieu et place des Rased, de ceux qui refusent d’appliquer les nouveaux programmes ou encore de ceux qui refusent de renseigner les fichiers, porte un témoignage exemplaire, au risque des sanctions les plus graves financières ou administratives, d’un mouvement de refus beaucoup plus vaste de réformes et de dispositifs qui asservissent les enseignants et détruisent leur fonction [23]. Comme le souligne Alain Refalo dans sa Lettre de novembre 2008 [24] : « L’honneur de notre métier est aussi de faire Å“uvre de raison, de critique et de jugement  ».Nombreux sont les enseignants qui sentent aujourd’hui que se joue pour eux l’essentiel, à savoir les significations qu’ils peuvent donner au métier qu’ils exercent, ce qui les anime et les soutient pour affronter les mille difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans les classes. Car les enseignants sont particulièrement aptes à juger sur le terrain des effets néfastes du nouveau cours de l’école et de l’impasse à laquelle il mène. Par leur pratique même, ils sentent combien la rationalité gestionnaire, quand elle prétend régir jusqu’à l’acte pédagogique, devient pure et simple tyrannie. Ils en ont eu un sinistre avant-goà »t dans les propos méprisants de Xavier Darcos à propos des enseignants de maternelle accusés d’être trop qualifiés eu égard à leur fonction [25]. Ils peuvent se rendre compte des effets désastreux de la ségrégation sociale et ethnique dans la vie des établissements et de l’inégalité croissante des conditions d’apprentissage et d’enseignement sous l’effet d’un marché scolaire de plus en plus actif. Ils peuvent constater l’inadéquation des « réponses  » sécuritaires apportées à des problèmes qui, pour concerner l’éducation et l’enseignement, relèvent pour l’essentiel, quant à leurs sources et à leur nature, des transformations de l’économie et de la société. C’est pourquoi, on ne peut s’étonner que beaucoup refusent de contribuer à la destruction de leur profession réduite à une prestation de services économiques doublée d’un dépistage des comportements anormaux. C’est cette même révolte éthique qui anime les enseignants-chercheurs contre la LRU et contre le décret de V. Pécresse modifiant leur statut et leur fonction. Comment s’en étonner puisque c’est le même logiciel néolibéral qui fonctionne partout, de la maternelle à l’université ?
Merci à Daniel Rome pour nous avoir transmis ce texte et à Christian Laval pour nous avoir autorisés à le publier.
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